Accueil

OUVERTES À

LETTRES

Antonin n’est pas zinzin !

Lettre ouverte à Anne Bouillon

 

 

 

Chère Anne Bouillon,

 

Comme je vous l’ai dit par message privé, ma recension de votre livre Gilles Deleuze et Antonin Artaud publié chez l’Harmattan risque d’être boiteuse, sur une seule patte, car si je connais bien le cas Artaud, j’ignore parfaitement Deleuze. Il vous faut préalablement accepter la claudication pour suivre ma démarche de canard à une patte… Du reste ainsi serai-je fidèle au sous-titre de votre ouvrage : L’impossibilité de penser. Avec un tel sésame, je me sens dispensé de penser impeccablement, de raisonner avec droiture d’esprit, de restituer adroitement le cheminement des idées, de décliner toutes les subtilités du discours, de verbaliser les modalités d’un échange opératoire fructueux, etc. J’abats ici d’ores et déjà le joker offert par vous à vos lecteurs. Vous êtes donc priée de me pardonner d’avance mes errances langagières et l’incorrection de mes réflexions.

 

Or, s’il est impossible de penser, a fortiori est-il extravagant d’expliciter l’impossibilité de penser ! Nous tenterons ici le tout pour le tout cependant, moi avec Artaud, vous avec Deleuze, tels deux unijambistes s’arc-boutant l’un contre l’autre. Nombreuses seront nos oppositions pour assurer l’alternance des appuis nécessaires à la mise en mouvement du débat autour de cette rencontre improbable entre Deleuze et Artaud, entre vous et moi. Je vous contredirai sur les points les plus sensibles, car il est effectivement impossible de penser sans admettre la contradiction… et ce, d’autant plus que, dans l’entretien philosophique d’une saine hygiène mentale, le sacro-saint principe de non-contradiction est mort et… à enterrer.

 

*

 

Le préfacier de votre travail, Jérôme de Gramont, annonce haut et fort la couleur en osant « mettre en regard œuvres de penseurs et œuvres de poètes : Kant et Baudelaire (qu’il suffise de relire ligne à ligne les pages sur le schématisme et l’éloge de l’imagination dans le Salon de peinture de 1859), Hegel et Mallarmé (tout à la tâche d’écrire le Livre, tel qu’il n’y en a qu’un, tenté à son insu par tout poète, mais sciemment par tout penseur), Nietzsche et Rimbaud (chacun des deux étant bel et bien le seul à posséder la clef de cette parade sauvage), Husserl et Proust (ou La Recherche du temps perdu comme nouvelle version de cette Introduction à la phénoménologie que Husserl n’aura jamais cessé d’écrire), Deleuze et Artaud – mais cette fois, le livre n’est plus à écrire puisque le lecteur d’Anne Bouillon l’a déjà sous les yeux ».

 

Je commencerai avec quelques remarques sur cette liste, non exhaustive, de duellistes (car je vois les penseurs et les poètes en conflit ouvert depuis l’ostracisme initié par Platon) : en ce qui concerne le match entre Kant et Baudelaire, là aussi, le livre a déjà été écrit, par Benjamin Fondane, son Baudelaire ou l’expérience du gouffre écrasant définitivement la Morale kantienne et ses Impératifs catégoriques, tout en renvoyant à leur néant les attributs mortels de Vertu, de Beau, de Bien et de Vérité ; mais je vous laisse découvrir, si vous ne la connaissez pas, la réponse existentielle irréductible que nous a léguée la plus généreuse des personnalités de la Roumanie francophone. Donc, le match Kant/Baudelaire a bien eu lieu : victoire à Baudelaire sous l’arbitrage de Fondane : 1-0 pour les poètes ! Second duel : Hegel vs Mallarmé. Bien vu, trop bien vu même, puisque c’est un match nul en l’occurrence, les deux jouant à l’identique pour le concept de Savoir absolu, pour l’essentialisation finale de tout être. Peut-être faudra-t-il un jour se résoudre à ne plus considérer Mallarmé comme un poète ? Nietzsche et Rimbaud, ensuite ? « L’Homme aux semelles de vent » surclasse le péremptoire et hiératique Zarathoustra. Il n’est pas difficile de savoir qui du granit ou du vent l’emportera ? Quant à Husserl et Proust, tous les deux juifs, ne se lisent pas pour autant avec un égal plaisir, surtout si nous avions pour comparaison à remonter avec eux la même piste égarée dans le temps… Les Lettres marquent encore un point ! Et voici Deleuze face à Artaud… Sans vouloir être désobligeant, autant dire que vous nous invitez à confronter la défense fébrile d’un honnête club français de Division d’honneur à la « main miraculeuse » et imparable de Maradona ! Il est vrai que s’il est impossible de penser, alors tout est comparable. Le match, à cet égard, aurait tout aussi bien pu se jouer entre Artaud et Blanchot, ou Derrida, qui, comme Deleuze, écrivirent aussi sur Antonin. Ce qui, me semble-t-il, après vous avoir lue, disqualifie Deleuze, c’est qu’Artaud, qui réclame de son lecteur un engagement total, n’a pas été pour Deleuze son exclusif et obsessionnel sujet de préoccupation, et que sa réflexion sur le Poète de l’Impouvoir et du Corps sans organes est assez bornée. Un penseur comme MBK, lui, est entièrement immergé dans le sujet Artaud. Il est artoldien au plus intime de son moi réflexif, comme l’illustreront des citations à venir. Deleuze ne soutient pas la comparaison avec Artaud. J’en veux pour preuve que pour tenir le choc de la rencontre face à Artaud le Momo vous êtes obligée de convoquer plein d’autres joueurs à la rescousse : Nietzsche à l’évidence, Kant pour la mesure de la démesure, Platon, Spinoza et Leibnitz pour le maintien claustral philosophique, l’incontournable Freud, d’autres encore et non des moindres, et, pour finir, Klossowski. Pour tout vous avouer, ce sont les passages sur les plateaux de la balance de Nietzsche et de Klossowski qui me sont apparus, sinon les plus convaincants, en tout cas les plus intéressants. Mais nous y reviendrons lorsqu’il faudra commenter dans ses détails ce match univoque.

 

Voyez comme je reste sur une seule patte, en un équilibre instable, comme celui, très précaire, que l’on ne cessa de prêter à Artaud, que d’aucuns continuent à vouloir fou à lier. Et je siffle ici le carton rouge ! Deleuze affirme avoir admis qu’Antonin fut dingue :

 

« Ça n’a pas de sens de dire qu’Artaud n’était pas schizophrène. Pire que ça, c’est honteux, c’est crétin. Artaud était évidemment schizophrène. Il a accompli la « percée géniale », il a défoncé le mur, mais à quel prix ? Le prix est celui d’un effondrement qui doit être qualifié de schizophrénique » (Deleuze, in L’Île déserte, cité par vous).

 

Que le philosophe réclamât qu’on exclût le Poète pour dopage, le passage d’Antonin chez les Tarahumaras ainsi que sa Lettre au législateur de la loi sur les stupéfiants font plus qu’en suggérer l’hypothèse… mais qu’il soit disqualifié par la folie pure et simple, non, je ne l’admets pas ! Car je suis de ceux qui croient en l’innocence psychique de l’incarcéré de Rodez.

 

« Le cliché d’Artaud comme paradigme du « poète fou » est, justement, un cliché : aucun d’entre nous n’aurait pu finir dans un état moins ravagé si nous avions subi ce qu’il a subi et qu’il nous décrit par le menu » (Mehdi Belhaj Kacem, Artaud et la théorie du complot, 2015).

 

Je ne me sens, en la circonstance, ni honteux ni crétin. Et je vais retourner cette crétinerie à son expéditeur, en même temps que je tenterai d’interdire à la psychiatrie d’occulter encore, sous le pédant néant de ses diagnostics foireux, la mémoire furieusement rebelle d’Antonin Artaud. C’est la liberté des Enfants de Dieu qu’on a voulu avec lui/Lui condamner à l’écrou, au silence par le discrédit.

 

Oui, Artaud et le Christ ne firent qu’un ! Et, alors ? C’est grave, Docteur ? Ah, ça, le mysticisme, notre médecine rationaliste n’aime pas. Nous verrons très clairement pourquoi, bientôt. On a tôt fait de déclarer la mystique folle. Ce « on » est celui d’une médecine aux ordres des fous qui nous gouvernent. Or, si la médecine classe le mystique parmi les cas cliniques, cela ne veut pas dire que le mysticisme soit forcément irrationnel, mais que le rationalisme est devenu un oppresseur dément.

 

Bon, je vais maintenant plaider en faveur de la « bonne santé » mentale d’Antonin. Je ne peux pas, chère Anne Bouillon, vous suivre avec Deleuze sur ce chemin de la folie décrétée d’Artaud. J’en refuse les termes et en conteste la pertinence. Le typo et le webmestre d’Hypallage m’ont cependant invité à faire court, plus court qu’avec ma réponse à Carole Aurouet au sujet du blasphème chez Prévert. Je dirai ce que j’ai à dire, certes, mais en sautant le trop-plein des citations envisagées, laissant au lecteur le soin de se reporter pour confirmer (ou non) mes assertions aux Nouveaux écrits de Rodez ou d’aller puiser chez Les Tarahumaras les références mystiques requises.

 

On peut rire de tout, et commencer par sourire à l’évocation de la Canne de Saint Patrick… Or, si Antonin a été réellement en possession d’une telle relique et qu’il décida d’aller la rendre à qui de droit, à savoir aux Irlandais, il n’est pas douteux d’imaginer les ennuis qui suivirent avec Scotland Yard. À peine débarqué à son retour au Havre, notre pèlerin catholique fut interné d’office ! Son long calvaire, ponctué d’électrochocs, ne faisait que commencer. Normal, me direz-vous, si Antonin était convaincu de l’authenticité de la relique… Très exactement incompréhensible si la relique était fausse, vous contredirai-je.

 

Ce qui s’est passé avec Antonin est d’une atrocité sordide : il a été mis au secret et torturé pour sa foi, comme les protagonistes du dernier film de Martin Scorsese, Silence. Ce qui fut en jeu porte un nom terrifiant : apostasie. Des forces occultes souhaitaient son apostasie, dès lors qu’Antonin refusa tout net de continuer à travailler pour eux, car il ne fait aucun doute qu’il était puissamment doué pour entrer en contact avec le monde invisible et circuler parmi ses connexions subtiles. Énumérons les travaux de commande, sulfureux, qu’on lui réclama : il s’acquitta pour Robert Denoël d’une traduction du Moine de Lewis (luciférien notoire de la haute aristocratie anglaise), d’un essai sur Héliogabale (l’Empereur transgenre adepte de Cybèle), et pour Gaston Gallimard d’un Satan (sic). Voilà pour le côté obscur des choses qui, comme le Faust de Goethe, aurait dû lui garantir une gloire mondaine loin des tracas matériels.

 

Dieu merci, dès 1927, le pape noir du surréalisme excommuniait son collaborateur Antonin jugé trop croyant ! Ils avaient pourtant dans La Révolution surréaliste (n° 8, décembre 1926) communier ensemble autour de Paolo Uccello, avec en filigrane sa profanation de l’Hostie ; à ce propos, Breton collectionnait les moules à hosties (voir le lot n° 5023084 de la vente aux enchères de 2003 des objets du père du surréalisme) tout en vouant aux gémonies le « pain maudit » qu’on donne aux oiseaux… Antonin et André ne se réconcilieront définitivement qu’en 1946, lorsque l’apostasie d’Antonin, devenu le Momo, sera acquise (mais à quel prix atroce qui devant l’Éternel accuse à jamais ses tortionnaires !). Curieusement, et seulement alors, il pourra quitter l’asile. Son geôlier en chef, le Docteur Ferdière, n’avait pas hésité à le soumettre à des séances d’électrochocs, qui relevaient pour Antonin de l’épouvante, comme ses lettres l’attestent, et qui lui étaient imposées (contre sa volonté), comme à la narratrice de la Cloche de détresse de Sylvia Plath, suppliant en vain sa doctoresse d’y surseoir, cette dernière la rassurant de ses caresses saphiques de fausse mère. Notons qu’une séance de sismothérapie valut à Antonin d’avoir la neuvième vertèbre dorsale brisée, chose dont l’intéressé dira qu’il en mourait en quelque sorte à chaque fois, et qu’il revenait dans son corps meurtri jamais exactement le même après l’électrochoc. Travelling sur le film de Scorsese : tous les moyens sont « bons » pour arracher l’âme au Christ. Or, Antonin est puissamment christique, aussi fut-il puissamment torturé.

 

« Lorsque Jésus-Christ a senti l’atmosphère de Jérusalem par trop dangereuse pour lui, il n’est pas resté à attendre les soldats qui auraient pu venir le chercher, mais s’est empressé de foutre le camp. Et c’est un autre type, une espèce d’inconnu, beaucoup plus que lui, rebuté par les prêtres, qui est mort sur la croix […] qui était ce type, un inconnu je l’ai dit, dont personne n’a jamais su le nom, et dont l’existence a été soigneusement cachée toujours par tous les prêtres de tous les temps […] l’inconnu exécuté au Golgotha sur l’ordre des prêtres, c’est moi. Et je ne suis pas le Christ, mais personne, et j’ai un petit compte à régler publiquement avec tous les prêtres de tous les temps » (Artaud le Momo, Cahiers d’Ivry, posthumes).

 

« Personne », autant dire n’importe qui : vous et moi, aussi. Pascal n’a pas dit moins qu’Artaud en déclarant, et cette exposition mystique m’est toujours apparue comme un gouffre métaphysique : « Le Christ est en agonie jusqu’à la fin des temps », à travers la souffrance de tout homme, comme tout homme qui souffre est Le Crucifié à son tour. Artaud et Pascal parlent la même langue chrétienne. Malgré le sacrifice du Christ, la souffrance reste à échelle humaine insolvable et insoluble. Antonin s’y colle, en une abyssale leçon, que nous rapporte MBK dans sa conférence (du 20 septembre 2014 à Chaminadour) sur Artaud : « Artaud a cette phrase terrible, atroce, insoutenable […] et je crois bien n’avoir jamais rien lu de si bouleversant. C’est une phrase où un abîme éthique est en jeu : « Je ne veux pas être bien, parce que je me / reposerai / et que je serais / soulagé dans le mal / Je veux être mal dans / le mal / et mal tant qu’il y aura du mal / Je ne veux pas être bien / Tant qu’il y aura un atome / un soupçon de mal / je veux souffrir / toujours ». Ou comment un Poète peut encore écrire après Auschwitz, n’en déplaise à Monsieur Adorno…

 

Mais dans les premières années de la décennie 40, Artaud n’a pas encore fait le grand saut de l’apostasie « pour en finir avec le Jugement de Dieu ». Il n’en est qu’au début de son parcours mystique d’immolé. Ceci ne signifie pas qu’il n’est pas déjà en lutte contre des forces hostiles réelles, bien qu’invisibles. Il ne s’agit rien de moins pour Antonin que d’un combat spirituel dont son moi horripilé est le champ de bataille. Mais son esprit n’invente rien : les céphalées, les obsessions, les voix, tout cela lui est extérieur et vient le presser d’abjurer : on le torture aussi à la magie noire, et lui d’y répondre par des formules de protection adéquates (des exorcismes privés) que, bien évidemment, l’institution psychiatrique, complice ou ignare, qualifie de pensées délirantes. Comme il est aisé de qualifier de schizophrène quelqu’un qui entend des voix et de paranoïaque tel autre qui se dit être attaqué et atteint par de la magie noire, alors qu’il est la proie de sortilèges externes et de harcèlements démoniaques…

 

Permettez que je cite l’intéressé lui-même, qui, lucide, s’en explique à son geôlier, justement :

 

« J’ai fait de la thaumaturgie en public [en Irlande], c’est vrai, mais je voudrai savoir si c’est la thaumaturgie elle-même ou le délire qu’on me reproche. Si c’est la thaumaturgie, c’est une iniquité parce que cette thaumaturgie était chrétienne, et elle était même christique, je veux dire qu’elle était faite au nom de Jésus-Christ et que c’est cela qui a exaspéré un certain nombre de gens qui ne sont eux-mêmes que des Démons. Si c’est le délire c’est un mensonge, et vous médecin et homme de foi et de bonne volonté, si vous m’aviez vu à ce moment-là vous n’auriez jamais pu juger que j’étais un délirant. Comme la thaumaturgie n’est pas internable mais que c’est le délire qui l’est, on a prétendu que j’étais un délirant afin de se débarrasser du thaumaturge en moi et c’est tout. » (Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, lettre de 1944 au Docteur Ferdière).

 

Relisez les lettres de Rodez, où il fut interné (jusqu’au printemps 1945) ce sont celles d’un fervent catholique, qui se confesse et communie régulièrement, saintes choses dont il avait repris la pratique lors de son séjour en Irlande, d’où ont cascadé ensuite tous ses malheurs (orchestrés).

 

Certes, Antonin posséda un temps la Canne de Saint Patrick munie de ses nœuds comme autant de seaux de l’Apocalypse, mais il était également détenteur, objet rituel infesté, signe d’élection démoniaque, d’une épée de pouvoir, telle celle que Karl Marx dit avoir possédée dans Le Ménestrel. Celle d’Artaud lui aurait été remise à l’issue d’une cérémonie vaudou à La Havane par un sorcier du cru, curieusement décrite possédant trois hameçons accrochés à sa lame ! Quand on sait ce que fit Marx avec la sienne… on ne s’étonnera pas que celui désigné digne d’en posséder (ou d’en être possédé) fût l’objet de toutes les convoitises occultes. Rappelons que le tout dernier texte d’Artaud, celui qu’il s’efforce de rédiger le mois précédant sa mort, concerne la magie, et porte contre elle une hostilité totale : 50 dessins pour assassiner la magie ! Du reste, la lettre au Dorteur Ferdière citée plus haut s’achevait ainsi : « … croyez aussi qu’il y a de très mauvais esprits qui travaillent contre vous et qui eux aussi font de la magie, mais noire celle-là, c’est à dire obscène quand celle que je faisais était blanche. Et que c’est l’éternelle bataille entre le Bien et le Mal. Et que ces mauvais esprits occupent sur la terre les hommes qui ont provoqué mon internement et qui sont des Initiés du Mal et des Démons. Affectueusement vôtre, ANTONIN ARTAUD. PS La moitié des chants de l’église catholique étaient des exorcismes au début de l’ère chrétienne… »

 

N’oublions pas, au passage, de dire qu’Antonin connaissait du « beau monde », lui qui écrivit deux lettres à son ami Laval (palindrome maléfique) pour qu’il mette fin à son calvaire asilaire. Mais que vient faire ici La Cravate blanche de Roger Duguet ? C’est ce même Pierre Laval à qui l’interné (soit-disant délirant) rappelle leurs liens initiatiques passés : « Vous savez que dans toutes les circonstances publiques graves où vous avez fait appel à moi je me suis toujours appliqué à vous porter mon aide dans toute la mesure de mes possibilités et de mes moyens et dans le sens dont nous avions parlé ensemble et dans toutes nos rencontres et notamment au cours de ce repas [de juin 1930]. Nous avons longuement parlé de la « Prophétie de Saint Patrick » […] et c’est sur un certain nombre de points sacrés éminents de la Religion chrétienne que nous nous étions trouvés d’accord, et c’est dans cet esprit et sur ce plan que j’ai travaillé en accord avec vous à chaque fois que je l’ai pu. Vous savez que, depuis, la Canne de Saint Patrick qui avait été volée en Irlande à la fin du siècle dernier est venue entre mes mains... » (Lettre d’Artaud à Pierre Laval datée du 20 septembre 1943). Antonin accomplissait ainsi dans les années trente des missions secrètes (occultes) pour le compte de « l’homme à la cravate blanche »… De leur côté, Adolf avait Otto Rahn pour traquer le Graal et Churchill Aleister Crowley pour agiter des amulettes… qui firent pleuvoir Hess du ciel d’Écosse !

 

Mais sans aller si loin, et en restant sur le seul terrain clinique, là aussi il m’est avis que la médecine de l’époque a failli, en prenant parti contre le patient qu’elle qualifia d’emblée de malade. Ne doutons pas, médicalement parlant, qu’Antonin présenta, et ce très tôt, suite à un choc sur la tête dans la prime enfance, les symptômes balbutiants d’une algie vasculaire de la face, connue sous le nom terrifiant de « migraine du suicidé », sur laquelle Laure Limongi a écrit une nosographie autobiographique remarquable. Antonin était physiquement malade, nerveusement atteint (au sens où la douleur est innervée jusqu’au cerveau). Son besoin de psychotropes pour calmer ses violentes douleurs est compréhensible : réponse de l’institution : schizophrénie ! Le Docteur Ferdière lui tend même des pièges pour asseoir l’inique diagnostic en lui donnant à traduire de Lewis Carroll son Through the Looking-Glass, jugeant qu’il est opportun de multiplier les jeux de miroir afin de brouiller les pistes pour y perdre l’esprit de son patient (cobaye). C’était vouloir prêter à Antonin un vocabulaire qui lui serait ensuite préjudiciable au cours d’échanges futurs conçus comme autant d’aveux d’un moi malade du théâtre de son double...

 

Pour essayer de conclure sur tout cela, je donnerai la parole au Grand Protagoras, comme le surnomme Alexandra L-T. Voici ce que Sollers a dit au sujet de la folie d’Artaud :

 

« Le récit réel de l’aventure d’Artaud reste à faire, si l’on voulait vraiment comprendre ce qu’il a touché, souffert, résumé, annoncé. Pour l’instant, nous n’avons que des commentaires universitaires ou des mythologies dévotes. Il ne faut pas s’en étonner, vu l’enjeu. Et l’enjeu n’est rien d’autre que le christianisme lui-même. Tant qu’on sous-estimera les conditions métaphysiques de ce point effervescent, Artaud ne pourra être lu. C’est d’ailleurs le cas. » (Philippe Sollers, in Magazine Littéraire n° 206 d’avril 1984)

 

Ce en quoi, 30 ans plus tard, l’inénarrable Crépu feignant de sortir de sa torpeur, affecte d’avoir contracté une dette envers Momo, dont il s’acquitte grossièrement à bon compte sous couvert de l’irresponsabilité d’une omission généralisée : « Comment a-t-on pu compter sans Artaud toutes ces dernières années ? Quelle nullité a-t-elle pu être assez puissante qu’elle efface la trace de son passage ? » (Michel Crépu, in La Nouvelle Revue Française, n° 614 de septembre 2015).

 

Ceci étant dit pour l’illustration du silence fait autour de la victime, reprenons avec Sollers : « Le refoulement joue sur du velours : qui ose se demander vraiment ce qui s’est passé entre 1933 et 1945 ? La montée de quoi ? Le spasme de quoi ? La signification de quelle explosion physique ? Le temps passe, mais l’absence de réponse domine. Or Artaud est toujours remarquablement clair, précis. Aucun brouillage, aucune viscéralité contrefaite. Il va droit à l’essentiel : son corps, dieu, le christ, la vierge, la douleur, Satan, la merde. Il ne nous parle que pied à pied, coup par coup. À la fin (Cahiers de Rodez, Œuvres complètes, tome XIX), chaque paragraphe de ce qu’il écrit est un combat au plus près. On ne déclenche pas sans risque les torrents de l’ésotérisme. Remonter ? Être soi, rien que soi ? Artaud est le lieu géométrique d’un règlement de compte infernal. Qui le lit en gardant sa conscience de soi ? Personne. 1934 : Héliogabale ou l’Anarchisme couronné. 1937 : Les Nouvelles Révélations de l’Être. Les deux livres aux Éditions Denoël ; le second sans son nom d’auteur. Simple remarque : voilà un éditeur bizarre qui vient de publier un auteur dont le manuscrit a été refusé partout : Céline. En 1943, à Rodez, Artaud dédicacera un exemplaire des Nouvelles Révélations à Adolf Hitler. C’est donc une affaire de tous les diables. Merveilleux comme chacun, ici, fait semblant de rien. » (Sollers, Ibid.).

 

Qui commande qui et quoi en littérature ? Il faudrait encore relire Henri-Frédéric Blanc et son Discours de réception du Diable à l’Académie française : le Diable commande aux académiciens une littérature de contre-initiation : « Je veux le monopole de la dérision ! Le Prince du monde doit être le seul autorisé à se moquer du monde ! Votre mission sera de transformer tout rire en grimace dans le sixième arrondissement de Paris, d’écraser dans l’œuf toute tentative de création, toute aspiration à la vérité, toute ébauche de courage, toute esquisse d’ironie ! Je veux des romans après lesquels le verbe ne repousse pas, des livres qui donnent envie de se taire, qui sentent la cave, la désolation, l’impuissance et le découragement, je veux que pour la jeunesse l’intelligence pue le renfermé ! La littérature est une potiche fêlée, mais elle peut encore contenir du poison, réduisez-la en poudre ! »

 

Toutes ces pistes, j’imagine, chère Anne Bouillon, auront fait cahoter d’indignation votre raison et dérangé l’ordre imposé de vos travaux universitaires autour de la figure tutélaire deleuzienne, qui pourtant professa qu’il ne fallait pas professer. « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés ! » « Artaud fut dingo », professa le gourou de Vincennes. Non, « Antonin n’est pas zinzin », Monsieur Gilles Deleuze.

 

Qu’Artaud ait imaginé des stratégies mentales pour circonscrire les plaintes déchirantes de son corps douloureux en s’inventant un « Corps sans organes », cela se comprend aisément, mais que d’autres, bien en chaire, en aient fait des concepts philosophiques (sur le dos de sa souffrance) est indécent et méprisable. Au demeurant, les concepts de Cso et d’Impouvoir ne m’auront pas convaincu outre mesure. La piste du Baphomet de Klossovski, par contre, à la lumière des déclarations de Sollers sur Artaud, me paraît plus hardie et plus proche du cœur du mal en cause. Pour le dire abruptement, nous n’avons pas le droit de lire Artaud à la dérobée, en dilettante, en herméneute heureux, en savant universitaire à sang froid, mais seulement en poète, la tête sur le billot, les tripes exposées à l’air délétère alentour. Et c’est encore MBK qui intègre le mieux la leçon artoldienne, poète accueillant avec la plus extrême sincérité son frère en littérature : « Artaud a cette phrase terrible, atroce, insoutenable […] : « Je ne veux pas être bien, parce que je me reposerais et que je serais soulagé dans le mal / Je veux être mal dans le mal et mal tant qu’il y aura du mal / Je ne veux pas être bien tant qu’il y aura un atome un soupçon de mal / je veux souffrir toujours » […] j’adore cette phrase et la déteste à la fois. Je la déteste : je ne veux pas souffrir toujours ; je ne veux pas ce retour, sans cesse, des mêmes démons ; je ne veux pas de ressassement éternel. Et pourtant, je ne peux qu’adorer cette loyauté, cet héroïsme qui nous dit : tant que nous produirons, sans cesse, des souffrances absolument inutiles, abominables ; tant que nous saurons que, chaque seconde qui passe, quelqu’un, homme ou animal, se fait torturer, assassiner, tabasser, mutiler, violer, exproprier de son être ; alors la prétention de quelqu’un à écrire, penser, créer sans faire cas de cette souffrance surnuméraire sera nulle et non avenue. Continuer à penser, à écrire, implique pour moi une fidélité sans faille à cette phrase ; ne plus vouloir de cette phrase, c’est pour moi cesser d’écrire, de penser, de créer. » (Mehdi Belhaj Kacem, Artaud et la théorie du complot, Éditions Tristram, 2015).

 

Chère Anne Bouillon, voici venu le moment de vous saluer en bonne compagnie d’Artaud, mais sans Deleuze, que vous n’avez pas réussi à me convaincre de lire plus avant, et vous prie de transmettre à l’Institution universitaire mes vœux d’émancipation réelle pour tous ses membres.

 

Prend ici congé votre lecteur incomplet, celui dont vous avez retenu l’attention sans toutefois transformer chez lui son point de vue artoldien catholique dévot d’un iota. Mais certainement suis-je un peu trop resté médiéval dans ma perception des choses ?…

 

Damien Saurel

 

PS. Mes remerciements à Alexandra L-T et à Julien pour leur concours documentaire.

 

 

© Hypallage Editions – 2017

^