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OUVERTES À

LETTRES

Résurrection d’Irène Lepic

Lettre ouverte à Mehdi Belhaj Kacem

 

 

 

Cher MBK,

 

Je vous ai découvert en 1999. J’étais alors adolescente et… encore vierge. J’avais vu en photo votre gueule d’Ange. J’étais littéralement tombée amoureuse. Vos yeux, d’une clarté surnaturelle, d’un éclat véhément, révélaient une sensibilité exacerbée. Mé wa kokoro no mado désu ! J’étais conquise à l’idée de vous conquérir, d’apaiser votre âme de feu. Oh ! et votre teint, d’une pâleur étrange pour un fils de Tunisien, et votre carnation imberbe, lisse et sans imperfections, me donnaient le désir d’un chaste baiser à déposer sur votre joue… Vous étiez à n’en pas douter la réincarnation de l’autre forcené des Ardennes ! « Le contrôleur était si beau avec son air d’Arthur Rimbaud à la gare de Tieren Kovo. Le contrôleur était si beau, beau, beau… » La chanson trottait dans ma tête tandis que je vous imaginais me verbalisant, moi trop heureuse d’être mise à l’amende pour vous laisser fortuitement mes coordonnées…

 

Faute de pouvoir vous rejoindre sur le plan physique, je décide donc en cette année 1999 de vous lire : j’achète aux éditions Tristram votre dernier roman, Vies et morts d’Irène Lepic. Franchement, j’ai bien aimé le récit de cette lente dérive d’un petit groupe d’amis gothiques soudés dans la déréliction. Et puis un « beur goth », ça ne me laissait pas indifférente. D’autant plus que mes parents, à la même époque que vous, avaient donné dans le « gothique ». J’avais à travers vous le désir d’explorer leur univers d’adolescents. J’entends encore à la maison tourner les litanies glacées de Joy Division… Ils ont fini par me gaver avec leurs plages de Cold wave, et j’ai quitté le domicile familial pour une petite chambre d’étudiante en sous-pente à Saint-Germain-des-Prés, où toute musique fut bannie le temps de mes longues études. Je revois sur une photo ma mère, visage vampirique, longs cheveux noirs, rouge à lèvres noir, jouant de sa main blême aux ongles d’onyx dans les ruchés du jabot de son chemisier en satin blanc. « Et quoi ! riposte-t-elle, c’était idéal pour capter la lumière des stroboscopes ». Je l’imagine en boîte branchée se tortillant, mi-papillon mi-chauve-souris, sur OMD. « Enola Gay… », tu parles d’un programme ! Mes parents ont-ils jamais su qu’ils se déhanchaient en jerk sur l’indicatif du bombardier d’Hiroshima ? « Non, non, me corrigea un jour un camarade sorbonnard fana de théories conspirationnistes, l’indicatif du B29, c’était Daniel 8.2. C’est dans la Bible. Le Prophète reçoit la vision de la ville de Suse que traverse le fleuve Ulaï… Il y est question d’une bête monstrueuse à deux cornes (les deux bombes atomiques ?) qui terrifie et détruit toute vie. » Comment résister à un pareil délire mystique dévastateur, je vous le demande ? Eh bien, en observant la distance saine requise entre un jugement trop rationnel et la bibliomancie.

 

Mais pourquoi vous parlais-je de cela ? Ah, oui, je cherchais une transition et la trouve ici. Voyez plutôt : plus de quinze ans ont passé avant que je croise à nouveau un de vos titres, et quel titre : Artaud ou la théorie du complot ! Dites donc, avec un pareil sujet vous n’avez pas craint les quolibets ? La théorie du complot, c’est la face cachée de la lune a ne jamais aborder au grand jour. Gardez ça pour vous ! Vous voulez vraiment qu’on vous recycle définitivement gaga comme Artaud, à l’hosto psychiatrique avec camisole, sédatifs et murs capitonnés ? Ah, oui, Artaud, c’est aussi le type qui illustre votre propos. Ma comparaison était déjà vôtre, consciemment vôtre. Et là, je me dis que le temps, beaucoup de temps, a passé. Comment ai-je pu perdre aussi longtemps de vue celui qui enflamma mes sens et mon cœur adolescents ?

 

Il y avait bien eu, en 2013, l’invitation par une condisciple de la rue d’Ulm pour assister à un cycle de conférences sur votre œuvre philosophique. Je dois, maintenant, vous avouer que je ne m’y rendis pas, car j’avais trop peur de vous découvrir vieilli (physiquement, bien sûr) et parce que la philo ça « raisonne » trop en moi comme une vanité de l’esprit. Bon, là, il me faut expliquer que j’ai atteint un terminus. Certes, je continue de faire usage de la raison, mais si je la fais mienne épisodiquement c’est désormais par défaut d’un autre outil. Bref, je suis une chestovienne convaincue. Et si je ne puis vous suivre sur le chemin de votre « système philosophique » ce n’est pas parce que je le jugerais défectueux par rapport aux autres Sein und zeit ou Phénoménologie de l’esprit, mais parce que tout système philosophique basé sur la raison est défectueux en soi. C’est pourquoi je suis herméneute là où seule la littérature est capable d’informer véritablement le champ de l’élaboration et de l’analyse de l’énigme humaine. Je crois plus en la plus insignifiante des Vies minuscules qu’à la plus haute théorie fissible… Une seule vie nippone annihilée à Hiroshima hurle une malédiction absolue contre le Projet Manhattan et tous les progrès à venir de la technique… Vous en arrivez, vous-même, à la même conclusion. Vous êtes un humaniste et, dans la lignée d’Ellul ou d’Anders, vous avez expertisé au plus juste l’injustice des lignes de fuite de la perspective technologique, dont le point final est l’anéantissement de notre humanité.

 

Marquons une pause !

 

Un court billet dans la première livraison de juin du Monde des livres m’a remise sur la piste de votre nom : on y annonçait avec une condescendance comminatoire insupportable que vous n’étiez pas mort et que, figure maudite des sciences humaines, vous aviez l’an dernier repris du service… lors d’une conférence qui eut lieu au fin fond de la Creuse ! Paraît aujourd’hui le texte de ladite prestation pour initiés provinciaux éberlués. Toujours aux éditions Tristram… Je me presse chez ma libraire indépendante pour commander le petit opus de 80 pages… mais je suis trop impatiente de goûter à votre propos, dont le titre avec le nom d’Artaud me donne à penser d’avance avec délectation que vous verserez plutôt ici dans la littérature vivante que dans la froide philosophie des idées… N’y tenant plus, je déniche sur internet la bande-son (pas excellente) de ladite conférence du fin fond des labours… Et là, j’ouïs votre voix… Et je retombe aussitôt amoureuse de vous ! Le temps n’y change rien, vous êtes toujours le despote charnel de mon esprit. Cette voix ! à la fois si mal assurée et si profonde dans ses finales, où une gravité captivante et une détresse à peine surmontée se mêlent pour envoûter l’auditoire le plus rétif, me ravit. Quel charisme vous avez !, et ce, malgré les échecs de la diction, les hypallages, les pauses inquiètes des réactions du public, etc.

 

J’admire vos blessures, à vif, mais de pudeur masquées dans leur profondeur insigne. Mais si, Mehdi, vous avez et aurez toujours des lecteurs. Et parmi eux des visiteurs de marque. Je pense, par exemple, à Maurice Dantec, qui écrit, tel un aveu, dans la seconde livraison de son Journal métaphysique et polémique, que la lecture d’Antéforme a été pour lui un choc, physique et moral, et qu’après vous avoir lu, il ne savait plus s’il serait capable d’écrire lui-même encore. Il s’y remit, certes, mais vous aviez contaminé son écriture. Vous êtes, j’en suis persuadée, à l’origine des tentatives de Dantec d’écriture romanesque expérimentale : je pense ici à certaines pages de Villa vortex et aux romans « déraisonnables » qu’il publia chez Albin Michel. Ce fut, entre autres choses, le début de ses malheurs littéraires. Mais quelle illumination intellectuelle et spirituelle par ailleurs ! Il vous doit énormément. Vous avez reconfiguré le cours de son existence… Si vous êtes en manque d’éloges, allez lire les pages exceptionnelles qu’il vous a consacrées dans son Laboratoire de catastrophe générale. Vous êtes donc lu et… commenté. Vous n’êtes pas un auteur maudit. Que signifie cela ? Croire que l’on puisse être un maudit alors que l’on aime ses semblables ? C’est invraisemblable. Vous êtes dans la vérité. Et s’il faut souffrir pour se maintenir dans le vrai, alors continuez à souffrir avec la plus grande honnêteté qui nous soit donnée : celle de l’art des mots (avec ou sans jeu de « maux », du reste).

 

Si vous pouviez répondre à une seule de mes attentes… je serais comblée d’aise. Reprendrez-vous un jour le chemin du roman ? Donnerez-vous, sous peu, une suite aux aventures d’Irène Lepic dans la postmodernité de ces dernières années ? Non, Irène ne s’est pas suicidée ; elle a grandi, évolué, observé le monde et souffert à travers lui. Où en est-elle aujourd’hui ? Dites-le-nous. Car Irène Lepic, c’est vous, c’est moi.

 

Amoureusement,

 

Alexandra Lampol-Tissot

 

PS. Si vous ne me répondez pas, je me jette à corps perdu dans… la lecture d’Algèbre de la Tragédie !

 

 

© Hypallage Editions – 2015

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………………

 

 

Réponse de Mehdi Belhaj Kacem

 

 

Chère Alexandra,

 

Pardon de vous répondre avec retard ; les circonstances sont atténuantes : pesants soucis de santé.

 

Je me dois de commencer par une mauvaise nouvelle : mon cœur est déjà pris. Ce qui n’interdit pas de faire plus ample connaissance, autour d’un café ou d’un verre.

 

Votre lettre m’a à la fois charmé, amusé et touché. L’écriture y vibre d’une espèce de dix-huitième siècle intemporel, une spiritualité ludique et aérienne, malgré l’arrière-fond avoué d’une lucidité tragique. Nietzsche n’aurait pas désavoué.

 

Je vous réponds point par point.

 

La littérature/philosophie. Vous me paraissez victime d’un préjugé aussi courant qu’inconscient chez la plupart des gens : un philosophe ne peut être que professeur. C’est un passage de Blanchot que je ne me lasse pas de citer et commenter, dans L’entretien infini, pages 3 et 4 : « À partir de Kant, le philosophe est principalement professeur. (…) Mais il y a Kierkegaard ? Il y a Nietzsche ? Assurément. » Je vous laisse lire le passage en entier, tout y est dit mieux que je ne saurais le faire.

 

Le préjugé inconscient, et datant en effet de Kant, ce qui n’a pas été interrogé à ce jour, est : on ne peut être écrivain et philosophe à la fois. Je ne suis pas d’accord. L’espèce, depuis Rousseau, est rare en effet ; et je n’ai pas placé les noms de Nietzsche ou Blanchot par hasard (qui pense évidemment à lui-même dans le passage sus-indiqué). Depuis Kant, le fait est que la philosophie s’est à 90 % déployée dans les enceintes universitaires. Les rares exceptions furent : Kierkegaard, Marx, Nietzsche, Benjamin, Bataille, Blanchot, Debord. Quelques autres encore, mais pour l’essentiel la Pléiade de penseurs extra-scolastiques se limite à ce maigre inventaire pour les plus de deux siècles qui nous séparent de la Révolution française. J’ai écrit un texte là-dessus il y a trois ans, passablement « rimbaldien » pour le coup : j’y expliquai pourquoi je m’arrêtais d’écrire. Je n’ai en effet pas écrit grand-chose dans ces trois années, pour de bonnes et pour de mauvaises raisons. Je reviens plus loin sur le propos de ce texte, resté inédit et lu par peu de gens. Rassurez-vous : l’écriture a fini par me rattraper, lentement mais sûrement. L’écriture est une maladie dont on ne guérit que par l’écriture.

 

Du coup, autre préjugé encore plus compréhensible : il faut être professeur pour produire un système (Hegel, Heidegger dites-vous). À ce sujet, je vous réponds encore par procuration, et vous invite à visiter mon site, www.mehdibelhajkacem.com. Et à lire l’incipit de Steve Light, grand poète américain et lecteur de première classe, érudit comme on n’en fait plus. Il y dit tout haut des choses que je n’ai jamais osé penser tout bas. La seule chose que je pense comme lui, c’est que, comme par accident, dans « l’équipée sauvage » et régulièrement foireuse qu’a été ma biographie, ce n’est pas une mince fierté que d’avoir accouché d’un système philosophique au sens fort du terme. Mais en un sens aussi qu’il faut comprendre de manière très spécifique. J’appelle ça parfois : « système du Mal ». Vous connotez le mot « système » d’une positivité qui n’a pas à s’y trouver forcément (le philosophe est celui qui annonce la solution eschatologique, qui indique à coup toujours sûr la direction du Bien, etc.). Non : il s’agit de montrer pourquoi il y a eu Auschwitz, Hiroshima, l’expérience Pitesti, toutes les horreurs qui se perpètrent dans le monde chaque seconde où nous parlons. Ce travail part de quelques constats extrêmement simples, parmi lesquels les deux suivants : le Mal consiste, dans la clôture biologique, à produire une avalanche de souffrances absolument inutiles (non nécessités par les cycles vitaux eux-mêmes) ; il y a eu des milliards d’espèces animales sur terre depuis la nuit des temps, et seul l’homme s’est rendu et se rend à tout instant responsable de cette définition liminaire que je donne du Mal. Pourquoi ? C’est à cette simple question que je prétends apporter une réponse descriptive aussi inédite que complète, et c’est ça que j’appelle (que tous mes lecteurs sérieux appellent désormais) : « système ». Pour vous en enquérir, vous pouvez, toujours sur mon site, vous procurer en e-book un livre-somme que j’ai rédigé il y a trois ans, et qui s’appelle La Transgression et l’Inexistant. C’est un livre fait pour les personnes comme vous. Je ne pense pas que le « plaisir du texte » y soit moindre que dans mes romans. Je ne pense pas non plus que, sous ce rapport, la lecture d’Algèbre de la Tragédie soit une corvée.

 

Mais je ne jouerai pas non plus au plus fin. Même si je considère que la philosophie est un genre littéraire parmi d’autres, et non pas la littérature qui est exception à la philosophie (préjugé courant, encore, dû au complexe d’infériorité que ressent l’homme ou la femme de culture moyenne en face du Professeur qu’est devenu presque obligatoirement le philosophe), j’entends bien que vous aimeriez me voir revenir dans le « sillage » de mon écriture de jeunesse. Rassurez-vous : ça viendra, dans une année, je pense, ce sera rendu public. Irène Lepic n’y ressuscitera pas, mais vous ne perdrez pas au change, croyez-moi.

 

Le « maudit ». Que voulez-vous, étant donnée la vie qu’avec le romantisme aveugle de ma prime adolescence (et comme je l’explique donc au passage dans mon Artaud), j’ai failli sombrer plusieurs fois. Ne serait-ce que ces trois dernières années. Je laisse à la dilection de chacun de juger, même durement, du pourquoi du comment de ce fait : j’ai eu depuis plus de dix ans une vie de « loqueteux magnifique », comme s’exprime Corto Maltese.

 

Mais ce n’est pas tellement mon propre cas qui est en cause dans tout le propos de l’Artaud, quoi qu’on pense et dise. Cette conférence embraye sur des bases jetées dans des livres précédents ; c’est une réflexion historique que je poursuis d’assez longue date (2007). J’essaye simplement d’attirer l’attention sur deux choses. Premièrement, et loin du cliché qu’est devenu notoirement le « poète maudit », c’est une question philosophique que je pose (mais qui, comme toute vraie question philosophique, s’adresse à son dehors, ici la littérature) : pourquoi est-ce que cette figure du « maudit », qui date exactement de Hölderlin, advient-elle à partir de la Révolution Française ?

 

Je m’explique.

 

La Révolution française, c’est l’avènement de la modernité, mais comme exécution consciente d’un programme élaboré plus de deux millénaires plus tôt, et jusque-là entièrement resté lettre morte, c’est le cas de le dire. Entendons : le platonisme. Entendons encore : la République. Voilà ce que je me contente de signaler, d’indiquer pour des enquêtes à venir, et pour le monde de l’esprit que nous voulons construire, si nous en avons encore la force : personne n’a aperçu ce fait étrange, qu’en même temps que le programme platonicien en venait à s’appliquer dans la réalité, on avait, aveuglément, inconsciemment, exécuté l’une des clauses principales du programme : l’exclusion du Poète de la Cité. Du temps de Platon, c’est le poète qui était une superstar et le philosophe, un aristocrate marginal (et donc probablement jaloux, d’où la clause. Il y a un côté « Iznogoud » chez Platon, aujourd’hui comme hier, Nietzsche ne l’a pas raté sur ce point). Il couronnait le poète puis l’excluait. Nous, nous l’avons d’abord exclu, puis nous le couronnons. Hölderlin, Nerval, Baudelaire, Poe, Rimbaud, Lautréamont, Trakl, Artaud, Celan… la liste est longue comme nous savons, et c’est elle qui a engendré (sous la plume de Verlaine) l’appellation de « poète maudit » devenu sur les entrefaites un cliché (parce que nous sommes platoniciens sans le savoir, nous transformons tout en cliché : notre temps est spirituellement le plus platonicien et idéaliste qui fut jamais, et d’autant plus qu’il l’ignore).

 

Voilà, c’est une simple question. Pourquoi ? Pourquoi, en même temps que le platonisme en vient à s’accomplir dans la réalité, la clause expresse de la mise au ban des poètes est-elle appliquée elle aussi ? Et ne croyons pas, au prétexte qu’il n’y a « plus » de poètes maudits (ils ont appris à défendre leurs arrières), en être sortis. Il est accablant de voir, dans notre pays où ont vécu certains des plus grands poètes des deux derniers siècles et même de tous les temps, à quel point presque personne n’en lit. Ça n’a pas toujours été comme ça ; et ce n’est pas partout comme ça (au Pérou ou au Portugal, en Grèce ou en Russie, la poésie est aussi populaire que le roman).

 

Deuxième constat : les quelques noms que j’ai cités plus haut de ceux qui ont tenté de produire une pensée digne de ce nom hors université ont tous sans exception été plus ou moins « maudits ». Mort précoce, folie, suicide, misère, déréliction. Si tous les poètes, tant s’en faut, n’ont pas été maudits (c’est « simplement », et c’est beaucoup plus triste, la poésie tout entière qui est devenue maudite, en tout cas dans notre pays) dans la modernité (Hugo, Aragon…), tous les penseurs extra-universitaires sans exception l’ont été. Je ne sais pas s’il y a un lien entre les deux faits, et je n’ai pas d’explication encore pleinement satisfaisante à ce constat un peu accablant. Je lance juste les questions à la cantonade, car je pense qu’elle nous concerne tous, et pas que sous rapport de l’art. C’est politique, aussi. Je ne me complais pas du tout, contrairement à ce qui se dit ici ou là, dans la posture du « maudit » ; ces temps-ci, après trois années de pénurie spirituelle et matérielle, les choses se passent très bien et j’ai envie de mordre la vie à pleines dents, comme on dit. Voilà.

 

Oui, je me plais à entendre sous votre plume, si j’ose dire, ainsi que dans le mail de Damien Saurel, que j’aime mes prochains. Longtemps ma réputation a été que je n’aimais personne (sic). J’en ai pas mal souffert, et suis content, presque surpris, d’entendre tant de gens commencer à le dire depuis un an, pour des raisons qui m’échappent. Quelque torturé que je sois sur le plan intellectuel, tous mes amis vous diront que ma compagnie est très loin d’être celle d’un ténébreux geignard ou imprécateur. Je suis causant et j’aime m’amuser.

 

Il faudrait évoquer le cas de Rousseau : réputé « misanthrope » universellement, alors qu’il ne l’est « devenu » qu’à l’âge de cinquante ans, parce que victime d’une des plus vastes campagnes de persécution intellectuelle qui ait jamais été. Les textes de Rousseau transpirent, au contraire, un amour de l’humanité sans aucun équivalent parmi ses contemporains. Ce qu’il n’aimait pas, c’étaient les intellectuels parisiens. Et, quand on les lit, quel que soit leur talent et leur intelligence, on s’aperçoit que ce sont bel et bien eux les misanthropes : Voltaire, Diderot, d’Holbach… dépeignent l’humanité sous ses traits les plus vils, avec complaisance. Ils n’avaient d’estime que pour eux-mêmes et pour leurs pairs. Ils ont détesté Rousseau pour cela, de ne pas se sentir des leurs, mais plus à son aise à la campagne, avec les gens du peuple, comme on dit. Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis… (En y repensant, Debord dira à peu près la même chose, dans ses Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici : qu’il s’était à peu près partout senti chez lui, sauf chez les intellectuels parisiens.)

 

Vous avez raison – vous savez décidément écrire, à quand votre premier livre ? – sur ma diction mal assurée et pourtant vraie. Je l’ai toujours su, une sorte de fierté paradoxale de cette façon de manger mes mots. J’envie ceux qui lisent leurs propres textes avec facilité. Moi, l’écriture s’est toujours accompagnée d’un certain sentiment de honte. Comme quelque chose à quoi j’étais destiné (« bon qu’à ça ») et à quoi pourtant je n’avais pas droit. « Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi je le dois », comme disait l’autre. Je m’ouvrirai là-dessus un jour, quand je serai capable de me l’expliquer à moi-même. Et peut-être que je devrais un jour prendre des cours de diction…

 

Pour finir : le « complot ». J’ai choisi le titre très en aval de la conférence, par provocation. Extérieure : il y a une stratégie idéologique propagée par le journalisme qui met en garde contre tout « complotisme » (comme contre tout « populisme », pour des raisons politiques évidentes : laisser faire les technocrates et avoir en couverture des journaux toujours les mêmes débats oiseux sur les mêmes technocrates interchangeables, et que rien ne bouge côté peuple, justement). L’idéologie de la transparence démocratique. Mais provocation intérieure aussi bien : pour me mettre la pression, moi qui n’avait (quasiment) rien écrit depuis deux ans et demi à ce moment-là : me forcer à aller à l’essentiel, dans le cas d’Artaud et des autres vies minuscules d’écrivains majuscules mentionnés dans cette conférence. Vies minuscules, parce que la persécution, comme le Mal, ce n’est pas un fait contingent de l’existence humaine, mais une de ses caractéristiques exclusives. Il n’y a pas de persécution ou de torture chez les macarons, les éléphants ou même les pingouins (pourtant un peu plus pervers que la moyenne des amis). Il s’agit non seulement du fait politique par excellence, mais aussi d’une caractéristique somme toute trop peu signalée de la littérature moderne, depuis Rousseau justement. Je me réserve de creuser la question à une date ultérieure…

 

Donc, vous voyez : plus de questions que de réponses. J’ai répondu à votre lettre par rapport à ce qui me touchait. Je ne suis pas parvenu à être drôle, comme j’en avais l’intention ; les blagues, c’est comme la Muse ou le Roi de Michon : ils viennent quand ils veulent. Je me suis interdit, pour la raison dite à la seconde phrase de lettre, de faire du charme, ce qui a toutes les chances d’agir sur vous à raison proportionnellement inversée.

 

Je vous embrasse (sur les joues, hein !),

 

Mehdi Belhaj Kacem

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