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OUVERTES À

LETTRES

Champignon anatomique

Lettre ouverte à Laure Limongi

 

 

 

Chère Laure Limongi,

 

C’est avec une grande délicatesse de ton que je souhaite m’adresser à vous. Permettez-moi, sans chercher à bousculer d’entrée l’ordre rédactionnel de cette lettre mais avec cette impatience d’idées effervescentes que votre livre a agité dans ma tête, de vous dire, tout de suite, que vous écrivez en conjuguant redoutablement profondeur et subversion.

 

Sous votre plume fluide, les contenus se succèdent, abyssaux, dérangeant l’ordre établi de la Médecine, de nos certitudes un peu plates, de nos mornes illusions, nous invitant à redéfinir dans nos vies la part du dérisoire et celle, essentielle, d’un avenir, aussi dur soit-il.

 

Vos digressions sont autant de bifurcations à partir du carrefour toujours renouvelé de cette merveille qu’on appelle cerveau, esprit, et, pourquoi pas, osons le mot : âme ! Et je salue ici votre résistance physique et morale face à cette forme aiguë rarissime – heureusement pour le reste de l’humanité – de céphalée, identifiée par les nosographies récentes sous les termes inquiétants agglutinés d’« algie vasculaire de la face », dont vous êtes la victime chronique. Or l’anomalie que vous nous révélez n’entame en rien votre humanité. Loin de vous rabaisser, la maladie vous élève, chose évidente et incompréhensible, douloureuse et paradoxale, que constate et ressent le lecteur arraché à sa distraction, malgré lui convaincu que vous avez dans votre délire cérébral raison contre la raison.

 

Très curieusement, votre livre m’a fait l’effet d’une cure de jouvence mentale.

Votre prose a l’étoffe de celle d’un Antonin Artaud, avec qui, cela m’est apparu clairement, vous partagez les mêmes maux d’esprit ; non pas que vous soyez folle, lui-même n’ayant eu de cesse de clamer qu’il ne méritait pas l’asile, qu’il était mal soigné, mal diagnostiqué, abandonné à ses douleurs laissées à vif, inadmissibles et donc ininterprétables par une médecine ignare, tarée, elle, pour de bon ! Et nous rejoignons votre second thème, qui traverse tout le livre, celui des Fungi, et de leurs pouvoirs surnaturels… Il est certain que chez les Tarahumaras Artaud trouva avec la mescaline un réconfort efficace inespéré. Il avait gagné ce Graal avec une intuition prodigieuse, risquant le voyage jusqu’aux confins des déserts mexicains… Vous nous parlez, quant à vous, des effets curatifs de la psilocybine, autre alcaloïde puissant, issu d’un champignon mexicain, mais illégal, à peine encore aujourd’hui expérimenté dans le cadre de la recherche en neurologie. Et pourtant, tout porte à croire, à vous lire, que la rémission passe par ce « champignon anatomique » salvateur pour le cerveau humain lésé par d’insoutenables douleurs incontrôlées.

 

Il faut en revenir à cette Lettre au Législateur de la loi sur les stupéfiants écrite par un Artaud réclamant un droit d’accès aux soins contre la douleur et à son soulagement que procurent certaines drogues ; texte qui fait la distinction très nette entre une répréhensible toxicomanie « voluptueuse » (nous dirions aujourd’hui « récréative ») et celle, contrôlée et dirigée par la pharmacopée, légitime pour le plus grand bien d’authentiques malades. Point barre. Et que l’industrie pharmaceutique arrête de s’engraisser sur le cheptel de nos douleurs !, soignant incomplètement avec calcul pour resservir à foison des formules commerciales toujours plus subtilement dosées. Qu’elle planche enfin sur de vrais remèdes, même s’ils ont pour base (naturelle) la psilocybine. Mais le problème n’est pas la psilocybine en soi, mais le fait qu’elle puisse se révéler totalement efficace. Chassés ses effets hallucinatoires, la molécule pourra être considérée à juste titre dans votre cas comme la panacée.

 

Le contenu d’Anomalie des zones profondes du cerveau (titre de votre livre) est phénoménal ; il passe la mesure, énonce des violations du réel, remet en cause le bien-fondé de nos perceptions, et pose des jalons d’une nouveauté toute crue sur la démesure de l’énigme du fonctionnement du support cérébral de l’esprit. Le champ de la folie EST le champ de l’expérience humaine, là où les nombres s’effondrent et rendent l’âme… libre : « En 1972, une hôtesse de l’air du nom de Vesna Vulović a survécu à une chute libre de 10 160 mètres. […] Vous avez plus de chances d’être frappé par la foudre que de gagner au Loto. […] La probabilité de voir trois chevreuils albinos en même temps est de 1 sur 79 billions, pourtant un homme dans le Wisconsin a pris une photo de trois chevreuils albinos dans un bois. […] En moyenne, douze nouveau-nés sont donnés tous les jours à des parents qui ne sont pas les leurs » (Anomalie des zones profondes du cerveau).

 

Je vous donne à mon tour un autre exemple « impossible », bien qu’il soit tiré pour partie de votre livre : il s’agit de la confrontation des titres de la bibliothèque de vacances du chalet familial que vous découvrez en contemplant le Léman avec ceux contenus dans la mienne à la maison : le nombre d’occurrences dépasse la mesure ; et ce d’autant plus qu’ayant lu l’année dernière Ma bibliothèque de Cécile Ladjali (qui compte chez elle plus d’un millier d’ouvrages), je n’avais trouvé dans sa liste que deux à trois titres en commun seulement ! En ce qui nous concerne, voyez les doublons (d’or ?) pleuvoir : les deux Club des Cinq, le Fantômette, Nous deux encore, Cosmos, Les Essais, Le Mont analogue, W ou le souvenir d’enfance, Le Seuil du jardin, La Modification, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Les Dossiers extraordinaires, Les Tragiques, la correspondance de Flaubert, Dr Jekyll & Mr Hyde, La Cloche de détresse, L’Habitude d’être, Frankenstein, Les Méditations poétiques, La Vie devant soi, L’Iliade et L’Odyssée, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, La Maison des Atlantes, et l’anthologie poétique présentée par feu Pompidou.

 

Soit plus d’un quart des 90 livres cités par vous !

 

À l’éclectisme insoupçonnable de la bibliothèque du chalet répond l’éclatement, la ventilation « façon puzzle » des titres de la mienne. Si je ne suis pas schizophrène au sens littéral, je pense l’être sous l’angle littéraire.

 

Dans cette improbable bibliothèque des bords du Léman, vous avez tiré – au hasard ? –, un titre : Léman, de Jean-Marie Gleize, topographiquement exact et qui vous colle à la peau, désormais. Vous ouvrez – toujours au hasard ? –, le livre, et vous lisez : « La maladie commence. C’est en automne que la maladie commence. Octobre. Elle commence. » Vous demeurez interdite, prise d’un vertige en Aulide, vous, la sacrifiée prédestinée… Quel pouvoir a-t-il été accordé aux livres ? de pouvoir nous parler personnellement ? d’avoir été écrits pour nous seul(s) ?

 

Un ami, qui ne croit pas aux sortilèges de la bibliomancie, ouvre – au hasard ? –, Les Trois Lunes pendulaires, un ouvrage de Fantasy. Je suis témoin de la scène : son index désigne de sa phalange nette une phrase. Il lit : « Son doigt pointait… » Stupeur ! « Coup de chance », pense-t-il. Il replonge son doigt, plusieurs pages plus loin, et lit : « son index dressé… », tandis qu’il le détache raidi de la page brûlante. Inquiétude, diffuse, mais contagieuse : je redoute qu’il insiste et trouve la clef d’une énigme terrible… Mais il n’a plus le choix que de poursuivre pour chasser l’oppression. Il feuillette fébrilement le texte puis frappe de son doigt rageur au centre d’une page, manquant sa cible, son ongle planté entre la phrase du dessus et celle du dessous… Il fait glisser son doigt vers celle du bas et lit : « entre deux lignes » ! Il referme le tapuscrit, le repose avec horreur sur la table basse devant lui, se lève, et, sans un mot, prend congé.

 

Léman, dites-vous, de Jean-Marie Gleize ? Si vous m’offriez le choix d’un titre dans votre invraisemblable bibliothèque de vacances, je serais tenté de saisir Suite suisse d’Hélène Bessette. Cela changera-t-il ma vie ? ou la confirmera-t-il ?

 

Et le profane s’étonnerait encore que nous travaillions dans le domaine de l’édition…

 

Permettez-moi encore une audace : celle d’un compliment flatteur : vous êtes belle (vous ayant découverte sur la photo de la jaquette du livre). Votre regard est franc, brillant, intense, mais sans cette blessure morale qu’on aurait pu y lire sachant de quel mal vous souffrez. L’aura qui se dégage de votre visage est à la fois intelligente et sensuelle. De plus, vous êtes élégante et votre chemisier, à la texture et aux motifs raffinés, vous va à ravir. Votre chapitre sur les soins cosmétiques est une réussite, la recette face au mal étant visuellement crédible et pleine d’impertinence. Baudelaire eût apprécié.

 

Avec mon admiration pour votre courage et votre plume. Heureux à l’idée de vous savoir très bientôt parvenue en Tauride…

 

Que la mycologie et la littérature vous apportent le remède idoine !

 

Damien Saurel

(Pdt Hypallage Ed.)

 

 

© Hypallage Editions – 2015

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Réponse de Laure Limongi

 

 

Cher Damien Saurel,

 

Mes chaleureux remerciements pour votre texte subtil & enthousiaste sur Anomalie des zones profondes du cerveau.

 

En vous souhaitant une belle année,

 

Bien à vous,

 

Laure Limongi

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