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Hymne à la francophonie

 

 

Il est bien loin, me direz-vous, le temps où Rivarol subjuguait les élites européennes en prononçant devant l’Académie de Berlin son discours sur l’universalité de la langue française, en 1783. Nostalgiques et émus, relisons son propos, d’une élégance chatoyante, d’une éloquence maîtrisée, d’un génie souverain de lui-même :

 

« Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme, d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action. Voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier. C’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient ; et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison. Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison, et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. » (Antoine Rivarol, De l’universalité de la langue française, 1783).

 

Mais les siècles suivants ont-ils démenti Rivarol ? Certes, le français a perdu son leadership mondial – et ce n’est pas un hasard si j’emploie un mot anglo-saxon pour confirmer la chose –, mais, consentez à reconnaître qu’il demeure en sa lumineuse profondeur d’expression imparable. Et, je mets ici au défi la grosse artillerie pragmatique et dévastatrice de la langue internationale du change et du commerce de le concurrencer sur le terrain des idées. Qu’on le veuille ou non, grâce à sa langue improbable en un temps de veulerie mercantile, le français s’impose plus que jamais !

 

Des universités du monde entier, qui savent que seules les idées sont un enjeu et non l’argent uniquement, élisent le français comme idiome de sauvegarde dans le cadre de leurs recherches et de leurs échanges internationaux.

 

« On comprend par suite pourquoi, dès 1961, une quarantaine de responsables d’universités (rejoints plus tard par des centaines d’autres) employant cette langue se sont associés pour faire ce que les savants pratiquent depuis toujours : réseauter. On comprend que l’Agence Universitaire de la Francophonie pilote la seule association d’établissements de l’enseignement supérieur et de recherche fondée sur une langue ; on saisit pourquoi cette langue est le français. [Beaucoup de] pays sont rétifs à l’hégémonie linguistique anglo-saxonne ; ils sont ouverts au plurilinguisme ; plusieurs sont francophones et francophiles : le Brésil en est l’exemple éclairant, qui mène une politique de plurilinguisme universitaire dont les effets sur la langue française sont impressionnants. Acceptons-en l’augure : le polygénisme plurilingue est un bienfait pour la science. On mesure aujourd’hui ce que coûte le monopole de quelques revues (anglophones) traitant des mêmes questions selon les mêmes perspectives : l’unilinguisme, supposé facteur de transparence, exprime une hégémonie, tend à la routine, risque d’accompagner un appauvrissement. L’innovation requiert une biodiversité de la science et la liberté de son expression. Les universités qui emploient la langue française en ont la conviction depuis toujours ; l’évolution du monde leur a donné raison. » (Bernard Cerquiglini, Une nouvelle universalité, in la revue Le Un, n° 30, Le français a-t-il avalé sa langue ? 29 oct. 2014).

 

Irons-nous plus loin en déclarant que le français porte en lui les fruits exquis d’une « conversion » des particularismes à l’universalité, des identités nationales et culturelles les plus variées à un dépassement, gage à la fois de leur empreinte, mais aussi, dans l’échange, d’un rayonnement capital et nouveau ?

 

Le français posséderait en propre une vertu apéritive unique et inespérée, telle une clef pour l’intelligence, tel un sésame généreux, ouvrant, non pas sur un trésor établi où vous puiseriez infailliblement du génie, mais ouvrant, dans sa spécificité, votre trésor intérieur au monde.

 

Écoutons, pour nous convaincre de cette « conversion » du particulier à l’universel, le témoignage de François Cheng :

 

« Une vingtaine d’années après mon arrivée en France, je suis entré, comme irrésistiblement, dans la langue française. […] Par les vertus qui la caractérisent, par les concepts qu’elle véhicule, elle m’a été, plus qu’un outil adapté, une sorte de stimulatrice qui me poussait vers toujours plus de rigueur dans la formulation, plus de finesse dans l’analyse. En effet, si je devais décrire les vertus du français, je ne me contenterais pas du mot « clarté », trop général, trop vague. Je dirais plutôt qu’intrinsèquement il contient une série d’exigences à l’intérieur d’une phrase et entre les phrases, exigence de cohérence d’idée par rapport au sujet-agent ; sur le plan syntaxique, parmi les nombreuses possibilités offertes, exigence d’une structure charpentée et « ramassée » ; au niveau de l’emploi des mots, exigence de précision et de justesse dans les nuances. » (François Cheng, Le Dialogue, DDB, 2002).

 

Voyez encore à quelle extrémité de la pointe expressive de son moi l’adoption du français le poussa :

 

« La nécessité de dire les choses essentielles en vue d’une œuvre constituée m’obligeait à poser de nouveau la question fondamentale de l’outil. Le mot « outil » n’est guère approprié : la poésie ne se sert pas d’un langage ; elle est l’art du langage même. N’y avait-il pas lieu, en ce cas, de revenir à ma langue maternelle ? Par le pouvoir évocateur de ses signes, par la mobilité de leurs combinaisons aptes à provoquer des fulgurances, le chinois est une langue hautement poétique. […] Quant au français, les données me paraissaient plus complexes. À première vue, cette langue de rigueur et de précision ne semble pas se prêter à la poésie. […] Devant cette situation, je ne doutais pas qu’un choix était à faire. […] Sans trop entrer dans les détails, disons simplement qu’après un temps de tergiversations, je m’étais engagé résolument dans une création poétique en langue française. Rétrospectivement, aujourd’hui, je puis affirmer que si abandonner sa langue d’origine est toujours un sacrifice, adopter avec passion une autre langue apporte des récompenses. Maintes fois, j’ai éprouvé cette ivresse de renommer les choses à neuf, comme au matin du monde. » (Id.).

 

Après l’Asie, que nous dit l’Afrique d’une telle rencontre ? Écoutons la voix ensorcelante de Léopold Sédar Senghor qui, si elle porta le combat politique pour la décolonisation jusque dans la langue, ne le porta pas, toutefois, contre la langue, sienne à jamais. En l’occurrence, la langue française n’est ni blanche ni noire, mais terre de Sienne pensée :

 

« Masques ! Ô Masques !

Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir

Masques aux quatre points d’où souffle l’Esprit

Je vous salue dans le silence !

Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion.

[…]

Masques aux visages sans masque, dépouillés de toute fossette comme de toute ride

Qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc

À votre image, écoutez-moi !

Voici que meurt l’Afrique des empires – c’est l’agonie d’une princesse pitoyable

Et aussi l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril.

Fixer vos yeux immuables sur vos enfants que l’on commande

Qui donnent leur vie comme le pauvre son dernier vêtement.

Que nous répondions présents à la renaissance du Monde

Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche.

Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons ?

[…]

Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur.»

(Léopold Sédar Senghor, Prière aux Masques, 1945).

 

Sans trêve est la poésie qui nous emporte avec elle… Cependant, le Poète sait aussi revêtir la défroque du conférencier, et nous entretenir des vertus du magnifique outil linguistique capable d’opérer la transsubstantiation du verbe en Hosties noires :

 

« Seigneur, écoute l’offrande de notre foi militante

Reçois l’offrande de nos corps, l’élection de tous ces corps ténébreusement parfaits

Les victimes noires paratonnerres.

Nous t’offrons nos corps avec ceux des paysans de France, nos camarades

Jusque dans la mort après la première poignée de main et les premières paroles échangées

Corps noueux, ridés tortueusement de travail, mais solidement poussés et fins comme le pur froment.

Pour qu’ils poussent dru dessous nous les enfants nos cadets, dont nous sommes les pères maturiers

Qu’à leurs pieds nous formions l’humus d’une épaisse jonchée de feuilles pourries

Ou les cendres des vieux troncs et des vieilles tiges récoltées, maltraitées.

Pour qu’ils poussent et denses dans les plaines illimitées, comme la souna et le sagno non comme le gros bassi des chevaux.

Que l’enfant blanc et l’enfant noir – c’est l’ordre alphabétique –, que les enfants de la France Confédérée aillent main dans la main

Tels que les prévoit le Poète, tel le couple Demba-Dupont sur les monuments aux Morts

Que l’ivraie de la haine n’embrasse pas leurs pas dépétrifiés

Qu’ils progressent et grandissent souriants, mais terribles à leurs ennemis comme l’éclair et la foudre ensemble. »

(Prière des Tirailleurs sénégalais, in Hosties noires, Paris, avril 1940).

 

Ah, ah, j’oubliais, lyrique, le conférencier que je vous avais annoncé, promis. Voici Léopold Sédar Senghor devant les membres de l’Institut, à Paris, le 25 octobre 1988, pour cette inestimable plaidoirie en faveur de l’enseignement du français :

 

« À la complexité des aspects du verbe dans les langues africaines correspond celle des temps en français. Il reste qu’il nous faut aussi parler des modes, qui sont une autre richesse de la langue française. On y distingue quatre modes personnels, qui sont d’un emploi délicat, sans oublier les modes impersonnels que sont l’infinitif, le participe et le gérondif. C’est dire que le professeur de français, si ce n’est l’instituteur, mais surtout en Afrique, devra insister sur les modes les plus caractéristiques : sur le participe, singulièrement le gérondif, mais surtout sur le subjonctif. Celui-ci est, en effet, comme on l’a dit, « le mode du dynamisme psychique ». Plus que tout autre, il exprime la sensibilité française dans sa richesse nuancée. J’avancerai dans la syntaxe en parlant de la concordance des temps, qui est précisément l’ensemble des règles qui sont les plus caractéristiques du génie français. Pour simplifier, il s’agit, dans une phrase composée d’une proposition principale et d’une subordonnée, d’établir une correspondance entre le verbe de la principale et celui du verbe de la subordonnée. Il y a là, qu’il s’agisse de l’emploi des temps ou des modes, une série de règles que le maître devra soigneusement apprendre à ses élèves […]. Avec la concordance des temps, nous sommes au cœur même de la syntaxe, où nous trouvons, une fois de plus, la différence entre le génie plus précisément français, et le génie africain. Celui-ci a créé une syntaxe de juxtaposition et de coordination ; celui-là une syntaxe de subordination. « La syntaxe française est incorruptible », nous dit Rivarol. En vérité, ce qui fait la force de la langue française, ce qui l’a imposée, en son temps, à l’Europe, ce qui peut en faire, au cours du troisième millénaire, une langue universelle, c’est sa syntaxe. »

 

Mais ne quittons pas le continent noir, déclinons aussi le Maghreb. L’Afrique encore : avec Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, exercice d’allégeance envers la langue et la littérature françaises, mais d’exorcisme envers « sa » patrie d’origine. Ce livre signe le mystère des rencontres et des séparations, dont la distance imposée nous oblige ensuite à l’essentiel. Il y a ici long à méditer…

 

Reprenons le vagabondage de la langue. Voyageons toujours plus loin en francophonie… dans l’espace et le temps. Changeons de continent : le Québec a Nelligan. « Un simple imitateur », diront nos jaloux de Navarre ! La Francophonie, de ce côté d’Amérique, n’aurait accouché que d’un pâle écolier appliqué à recopier nos poètes célèbres et indétrônables… Stop ! Écoutez donc un peu… Notre pasticheur québécois est bien plus qu’un orfèvre, ses vers sont pénétrés d’une source d’inspiration plus pénétrante que celle de leurs modèles ! Forçons la comparaison : La Passante de Nelligan n’a rien à envier À une passante de Baudelaire ; et son Éventail pourrait battre en duel ceux de Mallarmé… Quant à la musique, oyez, oyez, comment de telles sonorités barbouillées de neiges canadiennes seraient susceptibles de charmer Verlaine :

 

« Comme Liszt se dit triste au piano voisin !

… …

 

Le givre a ciselé de fins vases fantasques,

Bijoux d’orfèvrerie, orgueils de Cellini,

Aux vitres du boudoir dont l’embrouillamini

Désespère nos yeux de ses folles bourrasques.

[…]

Comme Mozart est triste au piano voisin !

… …

 

Le Five o’clock expire en mol ut crescendo.

— Ah ! qu’as-tu ? tes chers cils s’amalgament de perles.

— C’est que je vois mourir le jeune espoir des merles

Sur l’immobilité glaciale des jets d’eau.

 

   … sol, la, si, do

— Gretchen, verse le thé aux tasses de Yeddo. »

 

Voyons, maintenant, l’objet figé éventail, en sa vanité toujours plus éloquente, défier d’un émoi insoupçonné la syntaxe de Stéphane :

 

« Dans le salon ancien à guipure fanée

Où fleurit le brocart des sophas de Niphon,

Tout peint de grands lys d’or, ce glorieux chiffon

Survit aux bals des dames de lignée.

 

Mais, ô deuil triomphal ! l’autruche surannée

S’effrange sous les pieds de bronze d’un griffon,

Dans le salon ancien à guipure fanée

Où fleurit le brocart des sophas de Niphon.

 

Parfois, quand l’heure vibre en sa ronde effrénée,

L’éventail tout à coup revit un vieux frisson,

Tellement qu’on croirait qu’il évente au soupçon

Des doigts mystérieux d’une morte émanée,

 

Dans le salon ancien à guipure fanée. »

 

Passons, passons, d’un pas alerte, à La Passante, qui nous presse, « en grand deuil », au rendez-vous des tombes…

 

« Hier, j’ai vu passer, comme une ombre qu’on plaint,

En un grand parc obscur, une femme voilée :

Funèbre et singulière, elle s’en est allée,

Recélant sa fierté sous son masque opalin.

 

Et rien que d’un regard, par ce soir cristallin,

J’eus deviné bientôt sa douleur refoulée ;

Puis elle disparut en quelque noire allée

Propice au deuil profond dont son cœur était plein.

 

Ma jeunesse est pareille à la pauvre passante :

Beaucoup la croiseront ici-bas dans la sente

Où la vie à la tombe âprement nous conduit ;

 

Tous la verront passer, feuille sèche à la brise

Qui tourbillonne, tombe et se fane en la nuit ;

Mais nul ne l’aimera, nul ne l’aura comprise. »

 

Nelligan n’a jamais renié ces/ses modèles, il les a même honorés, déclarant à Baudelaire que « Notre langue frémit sous ta lyre si belle » ; pouvait-on rêver plus suave déclaration d’amour à la langue commune en laquelle se recueille le Poète ? Le climat n’y change rien, l’élégie défie le blizzard, et Nelligan entonne merveilleusement l’hymne respectueux des dévotions artistes :

 

« Ô chantre inespéré des pays du soleil,

[…]

Sois un excerpt tombal à Charles Baudelaire.

 

Je m’incline en passant devant lui pieusement

Rêvant, pour l’adorer, un violon polaire

Qui musicât ses vers, perpétuellement. »

 

(Le Tombeau de Charles Baudelaire, d’après la première édition des Poésies complètes par la Bibliothèque québécoise.)

 

Nulle compétition ici, mais reconnaissante amplification… jusqu’à la folie, hélas. Émile Nelligan finira tôt à l’asile ! Mais la francophonie du Québec, de Louisiane et d’Acadie, d’Amérique en un mot, peut désormais s’enorgueillir d’un poète maudit de la trempe sublime de ceux de « l’Europe aux anciens parapets ». Et si l’on n’est point aveuglé comme avec un paravent par ce titre de « maudit » et que l’on va y voir de plus près, l’on conviendra que le Québec possède en celui-là son Rimbaud, et que sa poésie ouvre sur des gouffres que Benjamin Fondane aurait eu en horreur qu’on les comblât par des compliments déplacés. Que la poésie de Nelligan, comme celle de Baudelaire son inspirateur, reste une béance !

 

« Après tout, les hommes qui ont condamné Les Fleurs du Mal avaient plus de caractère que ceux qui en ont fait un thème de bachot en Sorbonne. […] Il vaut mieux appeler les choses par leur nom et, si on les loue, que ce soit pour ce qu’elles sont, et non pas pour ce qu’elles ne sont pas. […] Ce qui nous touche en Baudelaire – bien malgré nous, parfois – ce ne sont pas ses sentiments « nobles » ni ses sentiments « charmants », mais justement son sadisme, son masochisme, sa nécrophilie, que sais-je ? Quoique – ou peut-être parce que – ils éveillent en nous un sentiment d’horreur et de fascination. Nous nous grattons : c’est donc que nous éprouvons des démangeaisons ! Il nous irrite : c’est donc qu’il heurte en nous des convictions respectables ! Il nous enchante : c’est qu’il réveille en nous plus d’une belle au bois dormant ! Certes, nous ne devons rien au génie, parce que génie ! Nous avons le droit de passer notre chemin sans le voir et même détourner le regard. Mais s’il a agi sur nous, si nous nous sommes ouverts à lui, c’est l’égorger que de lui offrir notre seule « admiration » et passer outre. C’est avilir les valeurs qu’il tenait pour essentielles que de les rendre inoffensives et indifférentes, que d’émousser leur plus fine pointe. » (Benjamin Fondane, Baudelaire ou l’expérience du gouffre, 1942).

 

Mais qui tentera de relever le défi du spleen baudelairien ou de l’acédie nelliganienne ? Pour ce faire, pour commencer, il faudrait lire le fabuleux essai que Benjamin Fondane a consacré à l’auteur des Fleurs du Mal. Et voilà encore un des plus beaux génies de notre langue venu de Roumanie, qui, à l’instar de Cioran, d’Ionesco, de Georghiu, d’Istrati ou de Dumitriu, enchante nos esprits de ses vues pénétrantes. Qu’il ait épousé le français, nous l’en remercions, et nous voudrions avec Cioran ressusciter sa pensée vigoureuse et subtile, et rendre à l’homme cet hommage que la barbarie nazie ne saurait effacer. Or si donc Benjamin Fondane a péri à Auschwitz, non seulement le monde francophone doit sauver sa mémoire de l’oubli, mais aussi et surtout la replacer avec audace devant l’obstacle abyssal qu’il appréhenda avec force et courage.

 

Voici son portrait par Cioran :

 

« Le visage le plus sillonné, le plus creusé que l’on puisse se figurer, un visage aux rides millénaires, nullement figées, car animées par le courant le plus contagieux et le plus explosif. Je ne me rassasiais pas de le contempler. Jamais auparavant je n’avais vu un tel accord entre le paraître et le dire, entre la physionomie et la parole. Il m’est impossible de penser au moindre propos de Fondane sans percevoir immédiatement la présence impérieuse de ses traits. J’allais le voir souvent (je l’ai connu pendant l’Occupation), toujours avec l’idée de ne passer qu’une heure chez lui et j’y passais l’après-midi par ma faute bien entendu, mais aussi par la sienne : il adorait parler, et je n’avais pas le courage et encore moins le désir d’interrompre un monologue qui me laissait épuisé et ravi. » (E. Cioran, Exercices d’admiration, Gallimard, 1995).

 

Lisez, amis francophones, le Baudelaire ou l’expérience du gouffre de Benjamin Fondane. Et lisez aussi Emil Cioran, chantre de la francophonie – à sa façon, bien sûr –, à la fois distant, presque moqueur, et totalement investi, comme sous le coup d’un défi métaphysique :

 

« Il n’y a qu’en France où le fait d’écrire soit vraiment quelque chose de sacré. C’est un peu stupide ce que je viens de dire, mais enfin, c’est vrai au fond. […] J’en parlais à un Irlandais, je lui ai dit qu’à mon avis il n’y avait que les Français qui avaient ce culte de la langue, il m’a dit : « Non, il y a les Irlandais aussi ». Mais ça, c’est pas vrai, les Irlandais sont des bavards… C’est pas la même chose. Je parle de l’acte conscient d’écrire. Si je n’étais pas venu en France, j’aurais peut-être écrit, mais je n’aurais jamais su que j’écrivais. » (Entretiens, Gallimard, 1995).

 

Écoutez-le encore se replonger dans l’archéologie du processus adoptif de l’idiome « hostile » :

 

« Ce que j’ambitionnais c’était ni plus ni moins que de rivaliser avec les indigènes. D’où pouvait bien dériver pareille outrecuidance ? […] Quand en 1929 j’allai à Bucarest pour de vagues études, je constatais que la plupart des intellectuels y parlaient couramment le français : d’où chez moi, qui le lisait sans plus, une rage qui devait durer longtemps […]. Ce par quoi nous excellons procède d’une source trouble et suspecte, de nos profondeurs en fait. Il y a encore ceci : j’aurais dû choisir n’importe quel autre idiome, sauf le français, car je m’accorde mal avec son air distingué, il est aux antipodes de ma nature, de mes débordements, de mon moi véritable et de mon genre de misères. Par sa rigidité, par la somme des contraintes élégantes qu’il représente, il m’apparaît comme un exercice d’ascèse ou plutôt comme un mélange de camisole de force et de salon. Or c’est précisément à cause de cette incompatibilité que je me suis attaché à lui, au point d’exulter quand le grand savant new-yorkais Erwin Chargalf (né, comme Paul Celan, à Czernowitz) me confia un jour que pour lui ne méritait d’exister que ce qui était exprimé en français… » (E. Cioran, Exercices d’admiration, Gallimard, 1995).

 

Quel hommage dithyrambique et décalé en même temps, qui, au seuil de l’ironie native et de la sincérité reconnaissante, vous aura conquis. À vous donc d’entrer, à votre tour, dans cette grande famille bien plus unie que disparate, en définitive. Rappelez-vous les professions de foi en la langue française d’un Senghor, d’un Cheng, d’un Cioran, et convenez qu’entre eux ni l’Afrique, ni l’Asie ni l’Europe ne font obstacle. Participez, vous aussi, à l’enrichissement et à la compréhension de notre commune langue dans son appréhension du mystère humain.

 

Mutualisons nos efforts de syntaxe ! Hypallage Editions ne rêve que de vous accueillir. À vos plumes donc, du couchant au levant, du nord au sud, au fil de la Toile, pour nouer le lien fabuleux d’une entente transfrontalière.

 

« Chers amis, merci d’être venus, merci d’habiter cet espace d’accueil de vos présences. À cette heure fixée à l’avance, entre le jour et la nuit, nous nous sommes donc réunis. Et à partir de cet instant, le langage qui nous est commun va tisser un fil d’or entre nous, et tenter de donner le jour à une vérité qui soit partageable par tous. » (François Cheng, Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie.)

 

Certes, le titre de l’opus de François Cheng est apparemment macabre, mais le sous-titre, « Autrement dit sur la vie », est plein d’espérance.

 

Longue vie à la Francophonie !

 

 

………………

 

 

Lettre de Georges Picard du 31/08/2015

au sujet de Benjamin Fondane

 

Cher Monsieur,

 

Votre lettre m’est parvenue après quelques détours estivaux. Vous êtes lecteur passionné de Benjamin Fondane ; il ne doit plus en rester beaucoup aujourd’hui. Notre époque est trop utilitariste, trop plate et trop vouée au culte de la technologie pour s’intéresser aux tourments de l’esprit et de l’âme, voire aux sophistications littéraires et stylistiques d’un poète aussi ardent que Fondane. Je suis loin de partager son « chestovisme » militant, mais il y a ce « ton », cette chaleur de voix et de cœur, cette ironie profonde qui me touchent tant. Benjamin Fondane fait partie des écrivains éternellement vivants, dont chaque phrase vibre dans la lignée de Dostoïevski, de Baudelaire, de Rimbaud pour lesquels l’écriture chauffée à blanc engage l’être entier. On entend leur cœur, on sent leur souffle. Ce sont les vrais « engagés ». Vous devez connaître le beau témoignage de Cioran sur Fondane = à chaque instant, dans toute discussion, celui-ci semblait tout engager, tout jouer comme si le sort du Monde et de la métaphysique en dépendait. Oui, on ne peut pas (je ne peux pas) lire Fondane froidement, objectivement. Et si son combat chestovien contre la toute-puissance de la Raison prend souvent une tournure excessive à mes yeux, si leur foi en la Foi et en l’impossible liberté métaphysique de l’Homme ne me convainc pas entièrement, je comprends cette tentation existentielle de forcer les portes de la logique et de la rationalité désespérantes.

 

Je vous remercie vraiment d’avoir pensé à m’envoyer une lettre = une admiration partagée pour un auteur aussi rare que Fondane mérite d’être exposée. Par certains côtés, Georges Perros est proche de cette exigence existentielle fondée sur une sorte de désespoir métaphysique. Il a surtout écrit ses fameux Papiers collés, suite de réflexions et de notations de la vie quotidienne.

 

Très cordialement,

 

Georges Picard

 

 

© Hypallage Editions – 2015

 

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