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OUVERTES À

LETTRES

Charles ou Michel ?

Seconde lettre ouverte à François Bousquet

 

 

 

 Cher François Bousquet,

 

Il me revient le privilège de sonder votre essai, intitulé « Putain » de saint Foucault, archéologie d’un fétiche, et d’en rédiger une « honnête » recension. Je ferai mieux, je serai élogieux.

 

Le titre, d’abord, pourrait prêter, malicieusement, à confusion, à quiproquos, ce qui serait d’un point de vue hagiographique risible : j’entends par là qu’il y a deux célèbres Foucault, et, tous les deux, à leur manière « inhumaine », aimèrent les jeunes algériens. Laurent Binet, récemment, dans un roman moqueur, a peint le tableau d’un Foucault addict aux amours maghrébines de saunas… Nous comprenons mieux les ressorts de sa défense d’une immigration sans frein… Nous n’y reviendrons pas : nous savons, désormais, grâce à votre essai, qu’il ne s’agit pas d’un vulgaire trait romanesque du retors Binet, mais d’une réalité biographique hautement révélatrice du trauma foucaldien, du Fucking saint of the French theory. Laissons cela, voulez-vous, dans les brumes que soulèvent, pudiques, les vapeurs des bains caliente. Quant à l’autre Foucault, non plus Michel, mais Charles, il consacra sa vie aux rencontres de passage au fin fond du désert algérien ; mais son amour était de charité, et, même s’il dut en payer de sa vie l’exposition, il sut aussi accueillir son assassin musulman… Macé-Scaron n’hésite pas à affirmer qu’il y a une dimension SM dans le martyre chrétien ; depuis son coming-out, le discours de l’ancien rédacteur en chef du Figaro magazine a perdu en crédibilité, reconnaissons-le. On ne peut pas être « honnêtement juge et partie », comme vous le disait Damien Saurel il y a peu. Non pas que le Président d’Hypallage soit SM, mais qu’il accorde une grande importance à l’arrière-fond (le backroom plutôt que le background dans le cas de Foucault) de tout discours officiel socio-politique, alors que celui-ci est borné, micro-conditionné, subjectif en diable, psycho-hermétique.

 

Il y a chez Michel Foucault un secret ; il y a chez lui à chercher un vase de Soisson brisé du côté de Poitiers… dont le souvenir vespéral, enfoui, morcelé, nous échappe encore… Peut-être se situe-t-il autour de son curieux triomphe à Normale après deux Henri IV ? Cher essayiste, vous tenez comme à la mondaine jadis des « notes blanches », ce qui vous inspire une fine analyse de l’influence dépersonnalisante de Blanchot sur le jeune Foucault, éperdument troublé. « [Blanchot] était pour Foucault le modèle inimitable qui offrait l’exemple le plus complet d’effacement qu’on puisse imaginer. Nul n’ignorait ce que Blanchot fuyait : la faute originelle de l’extrême droite […]. C’est cela que l’auteur de Thomas l’obscur chercha à gommer […]. Effacer les traces – réflexe de coupable. Foucault fuyait lui aussi – on n’a jamais trop su quoi : Poitiers, où il est né, son père chirurgien, les années Vichy ? Il trouva refuge dans la « pensée du dehors » blanchotienne, qui n’est jamais que l’en-dehors de la pensée » (François Bousquet, « Putain » de saint Foucault, archéologie d’un fétiche, p.89). Michel serait-il insaisissable ? Combien de masques composent son visage ? « Qui fut donc Foucault ? Comme le Christ, il aurait pu déclarer « mon nom est légion » (Jean Montenot, article Michel Foucault in Lire n° 442, fév. 2016). Si Foucault fut (probablement) possédé à en croire ce Monsieur Montenot, on peut, sans scrupules, asséner que la lettre biblique n’est pas possédée par ce même monsieur. Il fait dire à Jésus de Lui-même ce que de lui-même dit le Démon ! Pour la preuve scripturaire, je vous renvoie à Marc 5. 9. Jugez un peu de la duperie. C’est le blasphème réédité que relevait déjà le Christ (en Matthieu 12. 22-30) lorsqu’on l’accusait de réussir des exorcismes au nom du « Roi des mouches ». Malgré l’esbroufe, non bis in idem, nous retournerons l’insulte à son destinataire attitré, en déclarant que le Fucking saint avait prise avec le démoniaque. En matière de citations bibliques et de références religieuses inexactes, l’époque semble outrageusement ignorer tout catéchisme de base, tout en se permettant de faire la morale aux croyants : « Notre Père qui êtes aux cieux », ce n’est pas dans la Bible », déclare, sentencieux, Boualem Sansal au magazine Lire (dans sa livraison n° 441 de janvier 2016). Et Matthieu 6. 9-13 ? et Luc 11. 2-4 ? Serait-ce dans le Coran ? Vous conviendrez avec moi que s’il connaît et cite aussi bien le Coran que la Bible, il n’y a pas à ouvrir plus avant ses livres. L’instruction que ce moraliste veut donner aux autres (croyants mal éduqués ?) devrait commencer par la sienne propre. Plagier Orwell à l’aune d’une actualité ré-Orient-ée, c’est « Sansal » et sans saveur, bon à jeter ! Cet « âne » d’élite voudrait nous instruire du danger potentiel d’une novlangue religieuse quand il fait (innocemment ?) disparaître de la Bible le Notre Père !... Mais comment peut-on laisser passer des bourdes pareilles ? C’est à croire que les relecteurs chez Lire sont des surdoués de l’exégèse ou, dans la détestation pure et simple, des anti-chrétiens militants !

 

Mais revenons-en, à nos héros homonymes : s’il y a sainteté dans la dilection chez Charles de Foucault, il faut convenir qu’il existe aussi une sainteté dans la déréliction avec Michel Foucault. « Le Professeur James Miller […] retrace les dernières années de Foucault comme une Passion renversée, les étapes d’un chemin de croix infernal » (Ibid. p.16). Or, si l’on dresse des statues dans les églises aux bienheureux, on ne peut s’étonner que d’autres, moins pieux, mais plus « pals », brandissent leurs fétiches également. Sur les autels de la postmodernité trône le Fucking saint… lui, « l’évangéliste des minorités, l’icône homosexuelle béatifiée après son décès, en 1984, des suites du sida », (François Bousquet, « Putain » de saint Foucault, archéologie d’un fétiche, p.16).

 

Sa parole est même devenue immortelle en chaire universitaire. Aux States, les « nouvelles humanités » ne jurent que par lui, s’emparant de sa relique à pleines mains. Je vous cite, tant est jouissive votre verve, authentiquement savante et drôle à la fois : « Les Gender Studies, Cultural Studies, Postcolonial Studies, et autres Gay and Lesbian Studies se servent de son œuvre comme d’un sex toy conceptuel », (Ibid. p.21). L’état de délabrement intellectuel des universités nord-américaines, et parmi les plus cotées jusqu’alors, lui doit beaucoup dans l’« ordre » de l’ébranlement. Si je vous ai bien saisi, vous analysez que nous devons à Foucault la normalisation du hors gabarit, l’éradication des critères définissant les anciennes majorités, dépossédées au profit de la surexposition des profils minoritaires ; ce qu’illustrent tristement des événements estudiantins récents outre-Atlantique :

 

« Dans de nombreuses universités américaines, comme la prestigieuse Yale, des cohortes d’étudiants dénonçant la perpétuation des « privilèges blancs » embrasent le campus depuis des semaines. Ils réclament la censure de la liberté d’expression au nom du « droit à ne pas être offensé » des minorités » (Laure Maudeville, in Le Figaro du 29/12/2015).

 

Sérieux universitaire, dira-t-on après cela ? Foucault officia au Collège de France… Cependant, son manque de rigueur scientifique est patent, qui lui fut maintes fois reproché. Un exemple pour la route, ou plutôt pour l’illustration de la dérive :

 

Michel Foucault, dans le chapitre inaugural de son opus magnus sur l’Histoire de la folie à l’âge classique, élit comme œuvre archétypale pour enluminer son propos La Nef des fous de Jérôme Bosch. Voyez bonnes gens comment au Moyen Âge on savait laisser libre les fous, qui déambulaient de ville en ville au gré des flots. Mais c’était sans compter sur l’étude des pigments et sur l’analyse des fibres du bois de la peinture gardée au Louvre, qui trahissent son appartenance à un ensemble plus vaste : un triptyque sur les sept péchés capitaux,  Washington  possédant l’avarice et Yale exhibant la luxure. Et, par conséquent, Paris dut renommer son panneau (tableau isolé, mais non point autonome) : La Nef…de la Gourmandise. Il s’agit à l’évidence d’un bateau ivre, l’ivresse étant une dépendance de la gourmandise. Il ne s’agit pas ici de la partie de pêche de Vol au-dessus d’un nid de coucous. Sur le tableau de Bosch, l’homme qui pêche pèche. Il fallut finalement débaptiser La Nef des fous. Exit les fous ! Adieu la démonstration fou-caldienne…

 

Ce n’est pas Camus qui aurait commis une telle erreur avec le polyptyque de Van Eyck. S’il a détaché Les Juges intègres du champ de l’adoration de l’Agneau mystique, c’est qu’il jugeait les juges indignes d’une telle faveur, eux qui, au nom de la Justice, firent mettre à mort le Juge suprême ! Camus, même athée, suprêmement athée, ne peut se résoudre à sacraliser la justice humaine. Le romancier est explicite, il ne cache pas la raison du vol, de La Chute du tableau de l’ensemble. La place des Juges n’est pas auprès de l’Agneau immolé, mais au fond d’un bouge d’Amsterdam et de sa lumière rouge écœurante. L’escamotage opéré par Albert Camus est délibéré : il fait de la « pièce traîtresse » la preuve de sa démonstration. Il dit son intention : il n’invente rien, il recadre toute chose en arrachant le panneau inique. Du reste, on n’a jamais retrouvé Les Juges dans cette affaire !

 

Foucault, lui, a triché sur la matière : il navigue à vue, divague sur des flots conceptuels inconsistants, invente un prétexte et réécrit l’histoire au fil de l’eau…

 

Quant au Foucault des Histoire(s) d’O, c’est aussi tristement « Sad(e) » qu’est « divin » le Marquis… Cher François Bousquet, vous avez parfaitement raison de qualifier les pulsions sado-masos foucaldiennes de toquades disciplinaires. Nulle libération sexuelle ici, mais du dressage ! Avec justesse, vous notez que Foucault finira par admettre que les verges et le « juteux » sentent la caserne et les faisceaux : « De toute évidence, le film – insoutenable – de Pasolini, Saló ou les Cent vingt journées de Sodome, en exhibant la vérité crue de Sade, in naturalibus, l’avait profondément mortifié, renvoyant les jeux de touche-pipi, les siens et ceux de sa génération, à leur dérision et leur facticité », (François Bousquet, « Putain » de saint Foucault, archéologie d’un fétiche, p. 53).

 

Devant le succès planétaire des Cinquante Nuances de Grey (Cinquante ici, Cent par là…), nous convenons avec vous que la sexualité foucaldienne a fait florès, j’allais écrire « herpès ». Voilà que des universitaires français s’interrogent sur l’innocuité de tels pensums BDSM grand public (à travers un panel de sondés anal-phabètes en matière de littérature pornographique). Le résultat est consternant : « Un an après la lecture du premier tome, la moitié du panel confie en avoir retiré quelque chose de personnel : « l’ouverture sur un monde assez méconnu » et « l’envie de nouvelles expériences ». L’une et l’autre ont eu des effets inattendus. Si une majorité de lectrices ont éprouvé un sentiment de bien-être dénouant les tensions et les frustrations de la vie quotidienne, un certain nombre [d’entre elles] ont versé dans la dépression. Quelques-unes sont même allées jusqu’à quitter leur conjoint. « C’est arrivé beaucoup plus souvent qu’on ne le pense », a souligné Magali Bigey [une des universitaires qui s’est entichée du sujet]. De même que les dépressions causées par l’impression qu’« on ne pourra jamais vivre la même chose », (Macha Séry, Les dessous d’un sex-seller, in Le Monde des livres du 29/01/2016).

 

Ce n’est plus du dépit amoureux, mais le in god(-michet) we trust des consuméristes transis béats devant la fétichisation de la marchandise ! Et vous avez plus qu’amplement le droit, Cher François Bousquet, d’asséner que notre temps est assujetti aux liens du bondage culturel hérité du Fucking saint. Il est le Prince de ce temps qui s’entrave et s’en pince. « Quel est cet « aujourd’hui » dans lequel nous vivons ? », se demandait Foucault. Et bien, c’est très largement le sien » (François Bousquet, o.c., p.20). À vous lire, j’en conclus que la victoire de Foucault sur notre temps est un triomphe absolu.

 

Cependant, cependant, j’entrevois, toutefois, l’ébauche d’un changement de paradigme sociétal lorsque je découvre que des écrivains de la marginalité prônent, tout bonnement, le retour à la « sexualité bourgeoise ». Simon Liberati abandonne le papillonnage libertin et la cocaïne pour épouser son héroïne (Eva) ! Claude Arnaud passe du col mao au col de l’utérus, délaissant dans l’intervalle les interlopes sodomies pour une complémentarité sexuée inscrite dans la fidélité, et, le comble, décernant dans le même temps le Prix André Gide à… Richard Millet ! Cela fait beaucoup dans la transgression de la transgression, non ?

 

Il semble, aujourd’hui, que le transgressif s’inscrive à droite. Horreur et damnation ! Simon Liberati ose même déclarer à la revue Transfuge que la transgression festive a toujours été un truc de droite : « Le milieu de la nuit n’était pas un milieu de gauche, c’est la génération Giscard qui a fait le milieu de la nuit, je dirais même que c’est en 1981 que tout s’est arrêté… », (S. Liberati, Je suis une tapette hétérosexuelle, in Transfuge n° 90, sept. 2015).

 

Dans le cas de Claude Arnaud, excusez du peu, sa métamorphose ne serait en fait qu’une réconciliation avec lui-même : « L’itinéraire s’achève ici dans un geste insolent, à l’inverse de toute une génération. Dans sa jeunesse révolutionnaire, « le mariage était honni », et « c’était aux normaux de quitter leur routine ». Trente ans plus tard, les militants se sont reniés en exigeant le mariage pour tous. Claude, lui, a trouvé sa liberté en devenant hétérosexuel ou, comme il le dit avec ironie, « self-made-man de la normalité », (Benoît Duteurtre, in Le Figaro littéraire du 14/01/2016). En enfer, Mao doit se retourner sur sa broche en lisant l’ex-militant de son petit livre rouge avouer, béat : « Je me réveille mélancolique à l’idée de remettre en selle mon être, elle regarde le plateau sur lequel j’ai posé la cafetière, le pot de lait chaud et sa tasse en porcelaine comme si le miracle de la vie tenait dans cette trinité », (C. Arnaud, Je ne voulais pas être moi, 2016). C’est l’histoire d’un dépucelage tardif, où l’immanence s’avère plus forte que l’espé-rance révolutionnaire. Il faut dire que Foucault les avait déjà bien laminer les marxistes avec ses formules vicieusement ductiles : « Il me paraît clair que lorsque les maoïstes (dont j’étais) s’entendirent avec Foucault sur le mot d’une « résistance », ce fut, pour une part, quiproquo : nous y poursuivions encore les prestiges du Sens et de la totalité, nous y énoncions la fin de l’histoire, tandis qu’il prenait signification chez lui du rejet de toute téléologie. […]. Car assurément, en délogeant de l’Histoire le Sens qui y faisait son dernier abri, en montrant que nous n’y étions pas plus souverains que nous ne le sommes sur notre langue ou sur notre sexe, en en chassant le salut et les fins, bref, en le dispersant, c’est la dernière blessure narcissique que Foucault nous infligeait », (Guy Lardreau, Une figure politique, in Le Magazine littéraire, n° 207, mai 1984).

 

Et pour un réveil, il fut rude : au matin, il se découvrirent libéraux ! Le plus accablant dans cette histoire est la con-fusion des genres, des énoncés du libertaire et du libéralisme. J’entends ici le mot « con- » au sens du XVIIIe siècle, c’est-à-dire au sens d’appas sexuel féminin, qu’est devenue aujourd’hui la con-sommation éduquée par la pub, le marketing et les mots d’ordre agressifs du Capital. Nous découvrons, atterrés, à la lecture de votre essai, que Foucault célébra le néo-libéralisme, apogée anticipé et rêvé d’un surcroît de dérégulation contagieuse… « Avec une ferveur touchante, il découvre sur le tard que l’économie, c’est beaucoup plus que l’économie, aidé en cela par les têtes pensantes de l’école de Chicago (Milton Friedman, Gary Becker), qui lui laissent entrevoir sous la doctrine du laissez-faire une utopie post-orwélienne susceptible de donner naissance à tous les modes de vie, des pom pom girls aux bars cuir », (F. Bousquet, o.c., p.59-60).

 

Mais le fin « maux » de toute cette histoire, c’est le nihilisme le plus blanc, le plus pur, la page vierge, toujours vierge après le couchage des idées et des mots… « Si pourtant, du désespoir que causa la blessure, nous pûmes nous relever – je ne parle pas que pour moi seul – c’est à [Foucault] en partie que nous le devons, qui nous montra que, dissipés les rêves par où nous pensions mener les hommes à vivre bien, il nous restait ceci, qui suffit en France comme ailleurs : le travail – et le silence », (Guy Lardreau, in Le Magazine littéraire, numéro 207, mai 1984). Le travail, à une époque où l’on compte trois millions de chômeurs en France, me paraît une valeur refuge suspecte. Quant à ce « silence » évoqué, il sent… la mort.

 

Pour conclure, Cher François Bousquet, je conseille sans délai la lecture de votre synthèse alerte et stimulante. Je n’ai fait que survoler les très nombreux thèmes que vous abordez dans votre essai sur Foucault. C’est riche sans risque d’indigestion. J’ai dit lourdement ce que d’une plume enlevée vous expédiez d’un geste hilarant, mais accablant, notre sourire en coin effacé au point final de la lecture.

 

Avec Charles, mais sans Michel,

 

Jean Durtal

(du Comité de lecture chez Hypallage)

 

© Hypallage Editions – 2016

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