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OUVERTES À

LETTRES

Pourquoi Sibelius ?

Lettre ouverte à Marie Gil

(et aux membres du Jury du Prix André G***)

 

 

 

Cher juré du Prix littéraire André G***,

 

Je suis d’humeur chagrine. Voyez-vous, je m’étais fait une joie à l’idée de répondre à votre vibrant appel lancé dans Le Monde des livres du 10 janvier 2014 pour le salut de la critique littéraire, mal en point à vous entendre. Votre cri, retentissant à mon goût, mais auquel je me suis lentement hâté de répondre puis rétracté totalement d’y apporter mon crédit, était pourtant légitime. Que s’était-il passé dans l’intervalle, entre la lecture de votre tribune et cette lettre ouverte à vous adressée, pour que j’en vinsse à me dédire de mon mouvement premier ? L’avenir de la critique littéraire, à lui seul, ne justifiait-il pas qu’on accordât à votre prose toute l’attention requise et qu’on sacrifiât tout esprit de chapelle à sa grande cause fédératrice ?

 

Une tristesse insidieuse m’envahit qui me laissa sans enthousiasme, essoufflé d’y avoir cru, d’avoir couru après cette chimère par vos soins éveillée ; car enfin, qu’est-ce à dire, chère Marie Gil, que cette affaire catastrophique de prix littéraire récemment créé et qui offre une récompense inappropriée ? Quelle crédibilité pensez-vous être vôtre encore après une telle erreur de casting ? À quelle herméneutique un tant soit peu sérieuse oserez-vous pouvoir prétendre après cela ?

 

Il me faut donc ici vous expliquer la gravité de mon désappointement et les raisons de la relapse de mon attitude, ainsi que leurs déclinaisons dépréciatives subséquentes.

 

Vous êtes membre du jury du Prix littéraire André G***, qui vient de couronner Richard Millet pour son Sibelius ! Disons-le tout de suite : ce lauréat est contre nature. Par dérision, ce serait l’unique aspect gidien de cette triste affaire… Votre jury a choisi Richard Millet. Ceci n’a pu être un choix littéraire, mais une décision politique ! Et ce n’est pas en inquisiteur de gauche que je vous dis cela aussi abruptement, mais, avisé, en lecteur qui sait tenir à distance, à l’arrière-plan mental, la question politique lorsqu’il s’agit d’apprécier une œuvre de fiction. J’avais lu il y a deux ans l’Éloge [littéraire] d’Anders B*** en remarquant avant toute chose que l’écriture de Richard Millet, que je découvrais alors, était heurtée, et loin de l’édification stylistique qu’on lui prête d’ordinaire. Si ce pamphlet fut écrit trop vite, il ne reste attachée à sa lecture qu’une inutile provocation ; et c’est très exactement ce que j’ai ressenti.

 

Cet homme pronostique la guerre civile… et vous encouragez sa pente, en lui reconnaissant un don ? (Je m’adressais ici à Richard Millet, NDLR.)

 

Mais son Sibelius, me direz-vous, consacre un musicien, un symphoniste exceptionnel, simplement trop méconnu (lui aussi ?)… J’ai quelques références désobligeantes sous le coude et je crois bien pouvoir vous rétorquer que le dernier livre de Lucien Rebatet n’est point Les Décombres, si fâcheux, mais un roman consacré à « la biographie imaginaire d’un musicien de génie, celui qui semble avoir manqué à la première moitié du XXe siècle, qui aurait mis les ressources les plus neuves et les plus hardies de son art au service d’un grand tempérament lyrique, aurait rendu à cet art tous ses accents humains » (selon la quatrième de couverture de la NRF de l’édition de 1954 de Les Épis mûrs). Ce texte pourrait encore servir de résumé à celui de Millet. C’est à croire que Rebatet pensait à Sibelius lorsqu’il rédigeait son roman ? Toutefois, le titre du roman de Rebatet, Les Épis mûrs, loin d’être une évidente référence musicale, ni même un acte de rachat sur un terrain où l’on aurait pu commencer à oublier l’étendard maudit qu’il avait tant brandi, était, en fait, un sordide clin d’œil à La Gerbe des forces de son condisciple collaborateur Châteaubriant (avec un t, il s’entend) !

 

Je vous laisse ici le loisir d’établir ou non toutes les corrélations possibles et imaginables entre ces auteurs...

 

Cependant, Millet n’est pas Rebatet, tant s’en faut… L’un est plus grand styliste et plus puissant romancier que l’autre ; et vous aurez deviné duquel je parle.

 

Simon Leys, remarquable biographe du Protée dont vous avez la lourde charge de remettre le prix attaché à son nom, demande : « Avez-vous lu Les Deux Étendards de Rebatet ? Étonnant chef-d’œuvre – dû à un homme très vil… Ce roman EXTRAORDINAIRE était en fait largement autobiographique » (Lettre à Pierre Boncenne du 2 août 1999, éd. Philippe Rey, 2015).

 

Mais revenons-en à votre lauréat. Parlerons-nous, au sujet de son livre primé, d’une biographie détournée : Monsieur Millet se prend-il pour Sibelius lorsqu’il identifie le silence symphonique prématuré du musicien à son propre futur inaudible ? Se prend-il, soudain, pour le Thelonious Monk des Lettres ? Ah non, soyons précis, là, c’est le cas de Nabe ! Avec un catalogue de près d’une centaine de titres, et certainement autant à venir, l’éloquence du silence entretenu par Richard Millet sera celle du nombre, pléthore ne composant pas au final une Œuvre ! Et puis qu’avions-nous besoin, aujourd’hui, de connaître un obscur compositeur maçon finnois ? Il nous suffit déjà du Mozart de La Flûte enchantée ! Monsieur Millet aurait-il ajouté « trois points » à sa portée pour élargir encore son audience ? Mais déjà ses livres se morfondent dans l’inconséquence… D’ici à dix ans, votre auteur aura succombé à la catastrophe qu’il désire tant dénoncer : celle de l’oubli… À une telle perte, l’Occident ne saurait hélas ! survivre… Et votre Prix n’honorera bientôt plus que l’amnésie générale… Certes, l’auteur par vous couronné aura été prophète, prophète de sa propre déchéance…

 

Plus sérieusement, quelles allumettes avez-vous tripotées là ?

 

Ainsi j’en viens à vous demander raison du choix fait par le jury du prix littéraire André G*** de récompenser un phalangiste chrétien prompt à hâter la « libanisation » de notre société civile !

 

Mais avant de vous rendre la parole, permettez-moi de citer avec colère et indignation, pour la mise en garde et en demeure, Georges Bernanos :

« Nous n’avons jamais fait que de l’action religieuse proclame Pie XI. S’en tenir à cette action est facile au pape. Mais un propagandiste armé d’un fusil-mitrailleur aura beaucoup de mal à distinguer en lui le partisan du missionnaire. Sur le champ de bataille, l’un et l’autre ne font qu’un. La confusion me paraît inévitable, et je n’aurai pas l’hypocrisie de crier au scandale. Je ne me lasserai pas non plus de répéter que cette sorte d’apostolat ne saurait être toujours exercée en parfaite sécurité de conscience. Le devoir des autorités religieuses n’est-il pas de définir nettement le but puisqu’elles jugent, hélas ! impossible de nommer les chefs responsables ? Les Croisés s’étaient croisés pour délivrer le tombeau du Christ. M. Henri Massis assure que nous défendons l’essentiel de la civilisation occidentale. C’est une formule bien vague, et qui ressemble à celle de la guerre du Droit. On dit aussi les libertés indispensables. L’accord est-il fait entre nous sur ces libertés ? Pour un chrétien, je n’en connais qu’une : celle de pratiquer sa foi. Aucune société humaine, à en juger par les lettres séculaires de l’Église et du pouvoir civil, n’a laissé aux catholiques l’usage absolu de cette liberté si précieuse. C’est donc une question de plus ou de moins. Comment la posez-vous ? À mon sens, pour pratiquer librement ma foi, selon l’esprit de l’Évangile – excusez-moi –, il n’est pas seulement nécessaire de me permettre de la pratiquer, il faut encore ne pas m’y contraindre. On ne saurait aimer Dieu sous la menace. Les gens d’Église l’ont parfois oublié. Est-ce que je me fais bien comprendre ? Que dire des gendarmes d’Église ? Voilà tantôt deux mille ans que fut prononcé contre les pharisiens la parole de l’Évangile la plus dure, d’une dureté qui étonne le cœur, et cette race ne semble pas près de s’éteindre ? Lequel d’entre nous peut se vanter de ne pas avoir dans les veines une seule goutte du sang de ces vipères ? Si vous n’avez pas su en défendre vos paroisses – ni même vos couvents ou vos monastères –, nous pouvons bien craindre qu’ils ne fassent la loi dans vos armées. Pour eux comme pour vous, il vaut mieux qu’il n’en soit rien. La liberté du Christ est intacte en nous, et sauf aussi notre honneur. Je voudrais vous le dire plus simplement, avec des mots plus simples. Nous ne laisserons pas l’épée de la France chrétienne en de telles mains. Nous leur ferons face, fût-ce aux côtés des filles perdues, des Samaritains, des publicains, des larrons et des adultères, comme nous en a jadis donné l’exemple le Maître que nous servons » (Les grands cimetières sous la lune, 1938).

 

Mais peut-être que pour Richard Millet Bernanos est-il un traître ? Et plus incroyablement encore, quel est ce rapport insensé que vous avez décidé de faire exister entre votre Prix et la guerre civile (espagnole, libanaise ou germanopratine) ?

 

Pour plaire à l’insaisissable Protée, c’est le livre d’Arthur Dreyfus, Histoire de ma vie sexuelle, où l’enfant se remémore et interroge ses émois précoces, qu’il eût fallu couronner. Quelle que soit la qualité littéraire de ce curieux épanchement, il valait au moins par là pour le clin d’œil adressé, à travers le temps et l’espace, à l’auteur du Corydon

 

Dreyfus, Houellebecq, Millet… Des trois finalistes sélectionnés par votre jury, vous ne pouviez élire Houellebecq, dont le Soumission se moque trop ouvertement des universitaires, et plus spécialement des Professeurs de Lettres. C’eût été vous tirer une balle dans le pied, scier la branche sur laquelle vous êtes confortablement installée, loin de la plèbe et de son inculte vulgarité… Dites-moi que vous aviez choisi Dreyfus alors que les autres membres du jury, par leurs suffrages, faisaient pencher la balance vers Millet… Ou bien justifiez votre choix politique !

 

Jean Durtal

(Président du Comité de lecture chez Hypallage Editions)

 

P.-S. Saviez-vous, chers jurés, que Sibelius fut un temps pensionné par le IIIe Reich ?

 

 

© Hypallage Editions – 2015

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Être juge et partie

 

Est-ce légitime ? Est-ce même honnête ? Si l’on est à la fois membre d’un jury littéraire et le thuriféraire d’un auteur en concours… Or, que constate-t-on ? Que tous « ces » gens se connaissent et se cooptent, qu’ils se récompensent entre eux ; que les prix littéraires ne sont que les hochets d’une coterie ; que ces instances littéraires autoproclamées ont pour rôle de capter et de redistribuer les honneurs pour leurs seuls affidés, ces derniers devant être dûment répertoriés pour être éligibles. Exit les autres ! Les inconnus ? Qu’ils le restent, inconnus. Vous imaginez bien que « nos » gens de lettres ont autre chose à faire que de perdre leur temps à dénicher les crèves la faim du grimoire absolu, ont autre chose à faire que d’identifier tous ces gueux de l’écriture aux livres non bancables, ont autre chose à faire que de soutenir ceux qui sacrifient tout pour une œuvre sans compromissions, et donc sans commissions ni récompenses. Il faut savoir ce que l’on veut dans la vie, n’est-ce pas ? Entre la vérité littéraire et l’argent de l’édition, il faut choisir, na !

 

À ce propos, vous nous permettrez de vous faire remarquer que Laurence Plazenet, membre du jury du Prix André G***, s’est arrangée pour faire élire un étalon de son écurie : avec Richard Millet, elle fait mouche, puisque, tandis que le jury « délibère », un livre de sa plume sur l’heureux gagnant est déjà sous presse. Et ne venez pas nous dire que Madame Plazenet, soudainement éblouie par le génie du vainqueur, a rédigé une apologie d’icelui dans l’intervalle. Observez les dates, comptez les jours, estimez le temps qu’il faut pour boucler la sortie d’un livre, et vous conviendrez qu’il y a ici délit d’initiés. Pour preuve, lisez l’article de presse recopié ci-dessous :

 

« Lire Richard Millet est le titre d’un ouvrage collectif consacré à l’œuvre de Richard Millet. Laurence Plazenet et Mathias Rambaud, le maître d’œuvre, figurent parmi les contributeurs. Leur intention : aller « à la rencontre de son rapport profond au temps et à la mémoire, du dialogue fécond qu’il entretient avec les morts, de son lien avec l’Orient, de son amour fou pour la musique… » L’ouvrage paraîtra chez Pierre-Guillaume de Roux le 17 septembre. » (Le Figaro littéraire du 10/09/2015).

 

Le prix André G*** a été remis à Richard Millet le 9 avril 2015, à la librairie Gallimard du boulevard Raspail, à Paris, par Robert Kopp, Marie Gil, Laurence Plazenet…

 

Cependant, nous ne saurions décliner ici tous les aspects du bénéfice que Laurence Plazenet en aura tiré…

 

L’équipe éditoriale d’Hypallage

 

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