Accueil

OUVERTES À

LETTRES

Herpes et raffalés, synonymes ?

Lettre ouverte à Noël Herpe

 

 

 

Cher Noël,

 

Le journal littéraire est un genre en soi. J’en suis convaincu ; et, à vous lire, j’en confirme la valeur. Ce genre vous sied à merveille. Son expression est à la mesure de la nécessité, de l’exigence qui vous habitent de dire ainsi ses choses sans recourir à la fiction. Grand amateur des journaux de Julien Green, je salue avec la même reconnaissance littéraire le vôtre. La thématique principale également en semble proche :

 

« On a écouté aussi, sur YouTube, la voix de Cécile Sorel dans sa grande scène de Sapho : celle de la femme vieillissante, abandonnée par un jeune homme et qui brame sa douleur. À entendre ce chant insensé, venu du fond des âges, les rires qu’a coutume en nous de provoquer cette actrice se sont tus. Il y avait comme un frisson qui nous disait notre histoire, et peut-être (ai-je dit à Édouard) celle de tous les homosexuels, au fond » (Noël Herpe, Objet rejeté par la mer, collection L’arbalète/Gallimard, 2016).

 

Ce que vous dites est fort. Mais je récuse ce mot d’homosexuels que vous vous imposez, à vous et à Édouard. Ne devons-nous vous fréquenter, vous lire qu’à cause de cela ? Et doit-on réduire l’instantané, la saisie du réel, au cliché ? Il y a plus que cela dans votre journal.

 

Le mot « homosexuel », du reste, est déplaisant, mal fagoté, d’un manque d’homogénéité qui laisse à désirer. Son montage étymologique, récent, est bancal : l’alliance contre nature d’une racine grecque et d’une occurrence latine est ambiguë, et, loin d’associer des pareils, selon le sens voulu du mot, dissocie, paradoxalement. Je lui préfère « homophile », qui présente le double avantage d’une parfaite origine grecque et qui évacue la question, gênante, de la sexualité, laissant plutôt place à l’évocation de la ressemblance et du sentiment qu’elle inspire.

 

Votre livre est plein de sentiments tandis que la sexualité en est absente. « Je suis resté un petit moment à regarder le manège de deux pigeons qui se couraient après, amusé par les simagrées de la femelle, fasciné par ce spectacle de la vie dont pourtant j’élude l’origine sexuelle », observez-vous. Alors, pourquoi parler d’homosexualité ? Elle n’est, dans votre journal, pas évidente sexuellement. Je vous préfère ainsi plutôt homophile.

 

La question de la sexualité relève d’un domaine de l’activité humaine si mal éclairé que je ne suis pas assez téméraire, bien que volontiers hardi à aborder par ailleurs des sujets difficiles, pour faire l’inventaire des kamasutras domestiques de mes contemporains. À ce propos, Stéphane Zagdanski ne manquait pas de noter en marge de sa Communication d’intérêt public que son texte « fut improvisé au cours de l’hiver 1987, déconcertante époque où s’emballa l’hystérie sociale sur le thème du sida. Chaque personnage public semblait alors manifester un vif intérêt aux destinées libidinales de chaque citoyen privé ; j’éprouvai cette agréable sensation – elle m’a souvent envahi depuis – d’être à peu près le seul à saisir l’effarante indécence de la situation » (S. Zagdanski, Communication d’intérêt public, in Les joies de mon corps, éd. Pauvert, 2003). Je partage sa pudique jubilation, et n’en dirai pas plus.

 

La sexualité est un sujet trop risqué : d’elle dépend notre vie, notre survie… et notre mort. Car qui naît meurt… un jour. Comment voulez-vous assumer dans un discours toute la profondeur d’un tel abyssal Himalaya ! Impossible. À d’autres le soin de s’y risquer avec des mots. Dans les faits, en tant que père, j’ai déjà pris tous les risques liés à la nature humaine…

 

Disons-le très nettement, l’érotisme n’est pas la sexualité. Je suis persuadé que ce que vous nommez « rituels érotiques » ne relève pas de la sexualité. Donc, à commenter votre journal, je me détache dès à présent de cette question de la destination sexuelle. Il n’y a pas de destination sexuelle dans votre propos. Votre prose est d’une pureté narrative éblouissante. Elle est raffinée et sobre, d’une sobriété qui rehausse son raffinement. Le corps, sous le couvert des mots, chez vous, s’il n’est pas nié est essentiellement sublimé : « Je lui parle du garçon que j’ai vu, tout à l’heure, de cette apparition qui m’a laissé dévasté. Je lui parle aussi de mes phantasmes, de cette scène vide que je ne puis partager avec personne. » Jamais une seule lourdeur dans l’expression qui, bien que ciselée dans une syntaxe précise, au bout des choses à dire devient elliptique. Et ces choses laissées en suspens embaument vos mots, au double sens du verbe… Vous êtes, assurément, au-delà de toute affectation, un poète exquis. Réécoutez cette poésie qui est la vôtre : « J’aime ce moment de flottement qu’accompagnent, tandis que j’écris, les feuilles d’un arbre secouées par le vent. » Vous rêvez souvent à voix haute, nous laissant entrevoir un espace que vous habitez finalement seul. Vous vous filmez vivre ailleurs : « À la sortie du métro, hier soir, j’avance dans une rue de Pantin qui me fait l’effet, à chaque fois, d’un décor de film des années trente. À cause d’une maison vieillotte, aux fenêtres condamnées, qui se dresse encore toute seule au fond d’une place où l’on a construit des bâtiments modernes. À cause des murs rasés qu’on aperçoit en passant, et où se révèle l’architecture effacée d’un immeuble. À cause du silence, surtout, où est plongé ce coin de banlieue, et où résonnent dans le vide de vaines ébauches de dialogue. Ici, Le jour se lève ; là, Sous les toits de Paris, avec ce café violemment éclairé où l’on aurait envie de s’évanouir, de devenir n’importe qui. Un voile se soulève sur une vie antérieure ou un arrière-monde, pour moi inséparable de l’amour des images de cinéma. » J’ai vécu un quart de siècle à Pantin, et je confirme votre ressenti parmi ces survivances de décors usurpés au passé. Vous en assumez en quelque sorte la lecture des ruines ; vous êtes aussi le dépositaire des cendres des gloires passées du théâtre et du cinéma… Autant en emporte le vent !

 

Les morts… Les morts vous hantent. Il faut dire qu’ils ne peuvent plus, pour beaucoup d’entre eux, compter sur un autre que vous pour les évoquer, car qui connaît encore le répertoire de tel ou tel second rôle déjà dans l’ombre de plus grands qu’eux de leur vivant, « grands » eux-mêmes à peine convoqués à l’image aujourd’hui ? Cependant, il vous arrive parfois de croiser un autre fol antiquaire veillant sur le reliquaire poussiéreux d’une carrière autrement à jamais évanouie ; d’échanger avec lui quelques condoléances surannées ; et puis, et puis… Plus je vous lis et plus m’intrigue cette quête qui tient du passé son aboutissement. Comment interpréter cette errance élégiaque, cette dévotion feutrée d’acteurs et d’actrices de jadis à la pompe… funèbre ? C’est à croire que, mystique iconodule, vous vivez dans la Communion des saints du septième art fané et des planches desserties.

 

Il y a là un mystère… pour lequel je vous souhaite une conquête la plus tardive possible…

 

En attendant de voir où se déploie l’au-delà des artistes, reprenons pied sur terre, en cette vie présente, car j’ai avec vous un projet : quand allez-vous mettre en scène ma tragédie Les Raffalés, ou bien la tourner sous la forme d’un film extravagant de votre goût ?

 

Vous concluez avec Jean Marais là où je démarre avec lui ! N’y a-t-il pas moyen de corriger en un signal audible toutes ces interférences. Je m’explique. Commençons par votre Jean Marais, plutôt lugubre :

 

« Les miracles n’ont lieu qu’une fois. Un film découvert sur YouTube, à la fin d’un samedi soir sans histoire passé avec Salah. Il s’affale sur le lit, tout près de moi, et se fout complètement de ce que raconte cette vieille chose en noir et blanc, avec un acteur (Jean Marais) dont il n’a jamais entendu parler. Je renonce à lui expliquer de quoi il s’agit, d’ailleurs il est toujours fourré dans ses textos. Il décampe enfin au bout d’une heure, en m’avouant que non, il n’arrive pas à s’intéresser à ça. Comment le pourrait-il ? Moi-même, je suis consterné par ce mélodrame pompeux, qui met en scène deux amants séparés par la guerre (un Français et une Italienne), et qui échouent, dix ans après, à revivre leur passion de naguère. Trop âgé dans la première partie pour jouer les éphèbes, Jean Marais promène dans la seconde époque un air exagérément catastrophé. Néoréalisme de pacotille, dialogues sur-signifiants : tout cela me fait presque donner raison à Truffaut. Toute cette poésie des destins brisés et du passé à jamais enfui, qui me bouleversait tant à quinze ans, me laisse ce soir de marbre. Mais alors, qu’est-ce donc que je continue à chercher dans ces ruines ? »

 

Quand voici le mien de Jean Marais, théâtral et cocasse, face auquel il faudrait être décidément mauvais public pour en exiger moins d’incertitudes : « C’était par une nuit de novembre de l’année 1998. Je m’endormais auprès de ma jeune épouse. Les portes de corne ou d’ivoire du rêve s’entrouvraient sur une salle de théâtre… Encadrée par deux rideaux rouges, la scène encore vide attira mon regard… Un moment distrait, lorsque j’y replongeai les yeux, un acteur y avait fait son apparition : il se traînait sur les planches, un bras levé, implorant mon aide ? Je reconnus aussitôt en costume historique, celui qu’il revêtait dans Le Capitan, Jean Marais. L’acteur se tortillait en me suppliant, pathétique et indécent à mon goût, car je croyais qu’il surjouait, et je l’envoyai promener, lui assénant une affreuse formule onirique homophobe ! La salle s’éteignit et l’apparition prit fin d’un coup : je me réveillai, perturbé. Le lendemain matin, lors du petit déjeuner, je ne manquai pas de raconter à mon épouse le curieux rêve. Dans la foulée du récit, je portai ma tasse à mes lèvres et allumai la radio : « … nous apprenons ce matin le décès de l’acteur Jean Marais, mort dans la nuit d’une crise cardiaque… » Interloqués, mon épouse et moi-même échangeâmes un sourire crispé. « Heureux encore, lui fis-je, que je t’aie raconté mon histoire à dormir debout avant l’annonce radiophonique. Autrement, comment me croire ? Et même avec cela, me voilà bien… »

 

J’avais raté Jean Marais au seuil du grand passage. Quel Caron de m*** j’ai été pour lui. Dans la Communion des saints du théâtre, je n’ai pas assuré le bon rôle. Et c’est pourquoi je lui ai dédicacé la tragédie Les Raffalés, répondant, enfin, présent à un appel lancé quinze ans plus tôt. Vous êtes également, Cher Noël Herpe, dédicataire de la pièce. En repousserez-vous la lettre de même que je fis des prières que me réclamait Jean Marais ?

 

J’ai tout de suite flashé sur votre nom : Noël Herpe. Noël est joyeux, tendre aux souvenirs d’enfance, et d’une divine origine chétive rassurante. Quant à Herpe, c’est tranchant, d’une hauteur inquiétante et fatale ! Quel magnifique assemblage de contraires ! En surface, l’alliage est très peu homogène, supposera-t-on, mais il fait corps, bel et bien, malgré tout. Je m’attachais donc à votre nom d’acteur et de metteur en scène, et vous envoyais ma pièce.

 

J’attire ici votre attention sur un point capital que je viens juste de découvrir. « Herpe », comme vous en donnez en exergue de votre journal la définition est une « matière, [faite d’] objets rejetés par la mer. » J’image combien cette découverte a dû vous laisser songeur. J’y ajouterai, si vous le voulez bien, une seconde définition de la herpe : « Pièce de construction en bois soutenant l’éperon ou la guibre d’un navire. Sur quelques navires latins, les Herpes des deux bords servent à former une plateforme triangulaire qu’on utilise pour la manœuvre des voiles de l’avant. Les Herpes sont, d’ailleurs, très-façonnées, et elles contribuent, beaucoup, à l’élégance de cette partie du navire (Bonn.-Paris, 1859). » Rejets marins et charpentes navales vont donc de paire. Les herpes et les pontons sont donc synonymes. D’ailleurs, les prisonniers eux-mêmes de ses prisons pontons (huis-clos de ma proposition théâtrale), les dénommés raffalés, ne sont-ils pas, en quelque sorte, ces marins échoués sur des épaves carcérales, comme des herpes, rejetés par la mer et entassés là pêle-mêle ? Enfin, dernière occurrence concordante, cette double herpe est aussi faite de planches (celles des plates-formes du ponton et celles de la scène du théâtre, sur le double plancher desquelles se joue la mise en abîme de la pièce).

 

Que vous faut-il de plus pour prendre à bras le corps toute cette herpe ! Emparez-vous de ma pièce et donnez-lui l’incarnation qu’elle réclame ! Je ne suis qu’auteur, dramaturge en alexandrins, mais en rien un metteur en scène ou un directeur d’acteurs. À vous de jouer, Noël.

 

La part de féminin en moi vous salue amicalement,

 

Damien Saurel

 

 

Définitions :

 

HERPE, Subst. Fém.

I. − ANC. DR. MAR. Au plur. Herpes marines. Matière, objets rejetés par la mer sur le rivage. L’ambre gris, l’ambre jaune sont des herpes marines (Ac.).

II. − MAR. ANC. Pièce de construction en bois soutenant l’éperon ou la guibre d’un navire. Sur quelques navires latins, les Herpes des deux bords servent à former une plateforme triangulaire qu’on utilise pour la manœuvre des voiles de l’avant. Les Herpes sont, d’ailleurs, très façonnées, et elles contribuent, beaucoup, à l’élégance de cette partie du navire (Bonn. Paris, 1859).

Prononc. et Orth. : [εʀp]. Att. ds Ac. 1798-1835 au pluriel. Étymol. et Hist. 1. 1647 herpes marines (E. Cleirac, Us et coutumes de la mer, p.122) ; 2. 1691 harpe mar. (Construction des vaisseaux du Roy in Jal, s.v. Harp ; 1694 herpe (Corneille). Var. de harpe.

 

RAFALÉ, RAFFALÉ, Adj.

A. − MAR. [En parlant d’un bateau] Poussé par un vent violent et jeté à la côte. Navire rafalé par le mauvais temps (Gruss, 1978).

B. − Au fig., vx, pop. [En parlant d’une pers.] Qui a subi des revers de fortune ; pauvre, démuni, misérable. Il a eu des jours où il est resté couché, trompant la faim avec une cigarette. Il a eu un camarade de chambre plus raffalé que lui, restant deux jours au lit sans manger, et l’affreux est qu’il l’entendait rêver qu’il mangeait (Goncourt, Journal, 1859, p. 575). Un homme vêtu de brun cannelle, tout rafalé sous sa casquette (Arnoux, Écoute, 1923, p. 58).

[P. méton.] Il y en avait aussi de lugubres [des hommes], la mine rafalée, serrant dans leur poing crispé les trois ou quatre journées sur quinze qu’ils avaient faites (Zola, Assommoir, 1877, p. 761).

Empl. subst. masc. Homme ruiné et déchu. J’étais un père pour elle, un père noble qui la laissait battre de l’œil devant les jeunes gens riches, mais devant des pauvres, devant des raffalés comme ça, pouah ! Zut ! Raca ! (Huysmans, Marthe, 1876, p. 19).

 

 

© Hypallage Editions – 2016

^

 

………………

 

 

Réponse de Noël Herpe

 

 

Bonjour Damien,

 

Merci beaucoup pour votre lettre, et les remarques sensibles que vous a inspirées mon livre.

 

Concernant votre pièce, je crois vous avoir déjà conseillé de vous adresser à un metteur en scène qui aura les compétences et/ou le désir de s’y atteler. Ce n’est pas mon cas.

 

À part ça, je serais ravi de dîner avec vous un soir prochain ?

 

Amitiés,

 

Noël

^

 

 

… et ma réponse en retour

 

Cher Noël,

 

Je suis content que « ma petite recension » vous ait plu. C’est toujours un agréable moment à passer à lire votre journal plein d’émotions.

 

En ce qui concerne Les Raffalés, ce n’est pas grave s’ils restent échoués : c’était le sort des marins prisonniers sur les horribles pontons anglais, les repoussants hulks. Je laisse parmi les herpes marines les quelque seize cents alexandrins de cette tragédie… Car vous m’aviez bien conseillé de prendre contact avec Michel Fau, mais son nom ne m’inspire pas. C’est parfait, si j’y réfléchis, que Les Raffalés soient ainsi pour longtemps des herpes. Il faut savoir, en tant que créateur, admettre le point d’aboutissement de son travail. Il ne m’appartient pas de trouver un sort plus enviable à ma pièce que d’être « un objet rejeté par la mer ». C’est même plutôt grandiose que cette pièce se retrouve aussi magistralement définie.

 

Il va sans dire que je n’éprouve aucune contrariété à vous voir en refuser la mise en scène. Votre nom, génial en l’occurrence, aura suffit à son parachèvement, à en donner la plus exacte définition.

 

Je vais faire mettre en ligne sur le site d’Hypallage la lettre ouverte à vous adressée. Si vous souhaitez y répondre plus avant et voir votre réponse paraître en ligne à sa suite, n’hésitez pas à me faire parvenir votre réponse et votre accord pour publication.

 

Je ne manquerai pas de vous faire signe dès que je passe en notre capitale.

 

Avec mes amitiés,

 

Damien

 

© Hypallage Editions – 2016

 

^