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Herméneutique des rayonnements

 

 

 

Quel âge avais-je alors ? Étais-je encore adolescent ou jeune adulte ? Il n’est pas toujours évident de reconstituer les faits. Essayons, toutefois, de les situer. Cela se passait à la bibliothèque municipale de Pantin, dont l’architecture est contemporaine et comparable à celle du Centre Pompidou, ce qui n’étonnera personne si l’on considère que les deux édifices ont le même maître d’œuvre.

 

L’étrange bâtisse n’offusquait pas mon goût : extérieurement, je la trouvais ludique, avec ses fausses cheminées peintes, telles des pièces de jeu d’enfant, avec ses tubes horizontaux et verticaux défilant le long des grandes baies vitrées, conduits de ventilation, de chauffage et gaines d’aération participant explicitement au décor, à la configuration originale du lieu.

 

Une fois à l’intérieur, les volumes étaient baignés de silence et de lumière. J’y trouvais une paix éloquente, protégée, que la présence des livres confirmait, consolidait, embrassait. La civilisation, quoi !

 

À l’étage, il y avait la salle de lecture avec les périodiques et les encyclopédies, de l’autre, la bibliothèque pour la jeunesse, où je m’étais appliqué, gamin, tel un scribe décalé, à recopier sur place dans un ouvrage exhaustif sur l’Égypte ancienne la liste des pharaons, dynastie après dynastie : je me souviens des Pépi Ier, Séti III, Ramsès II et autres Thoutmosis. J’y apprenais surtout, en recopiant méticuleusement leurs biographies fragmentaires, selon les bribes qu’en avaient livré les hiéroglyphes vaincus par le génie de Champollion, la syntaxe. Il est remarquable de se rendre compte, qu’à peu de frais, on peut s’offrir un apprentissage raisonné de l’écriture, si l’on fait œuvre humble de copiste.

 

La première fois, ou du moins la première fois dont j’en garde le souvenir, où j’eus à recopier un texte fut une punition infligée à deux camarades et à moi-même par un pion, que je remercie ici pour l’aubaine : installés à une table en formica rouge du réfectoire, nous nous retrouvions à devoir restituer graphiquement l’intégralité d’un texte littéraire. Non pas à copier des lignes, en répétant bêtement la litanie de la faute imputée, mais un texte élaboré, un texte d’auteur. C’est pourquoi je ne me rappelle plus le motif de la punition, mais parfaitement de l’alchimie du verbe qui en découla. Je fus très tôt lors du travail de copie confronté à un problème de mémoire : du texte à sa copie, je concevais rapidement qu’il m’était impossible de mémoriser d’un jet l’intégralité d’une seule phrase… S’il paraissait logique de s’arrêter à un point, il m’apparut malaisé de me cantonner à cette ponctuation forte comme frontière mnémonique. Il fallait donc entrer dans le corps de la phrase et en décortiquer des morceaux, en isoler des blocs homogènes, plus souples à l’esprit pour être restitués sans fautes à la copie. De ma feuille au texte de référence je supputais alors, jour évènement fondateur, qu’il existait des sous coupes logiques (et non pas volantes) à l’intérieur du corps des phrases. Je découvrais là, empiriquement, la syntaxe. J’appris bien plus tard que le mot signifie, sun taxis, « avec ordre », et que les mots ont une étymologie, une histoire, inscrite au corps même de leur graphie. Mais pour en revenir à mon travail d’alors, je m’escrimais à chercher la ou les clefs de cette mécanique ordonnatrice de la phrase. Tous ces blocs n’étaient pas identiques, ni aisément identifiables, cela réclamait un gros effort d’abstraction (des quintessences ?) : cette chasse aux syntagmes est exténuante pour l’esprit dès lors qu’elle le structure. La simple copie n’est donc pas si simple ; elle fut fondatrice, car elle est fondamentale à l’intériorisation d’un texte. C’est la première pierre à apporter à l’édifice de l’herméneutique. Ah, tiens, voici que surgit un des termes de notre énigmatique titre d’article !

 

« Herméneutique : du gr. Hermeneutikè, art d’interpréter, d’hermeneus, interprète).

1/ Rel. Interprétation des textes anciens, sp. de la Bible.

2/ Vulg. Ext. interprétation de tout texte requérant une explication, not. dans la critique historique ou littéraire et dans le droit, mais aussi de toutes les formes d’expression humaine, écrites ou non, des œuvres d’art aux récits populaires.

3/ Phil. Réflexion philosophique interprétative sur les symboles religieux et mythes et gén. toute forme d’expression humaine, par opposition à l’analyse objective. » (Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, 1980).

 

Vous conviendrez, en avançant dans votre lecture, du bien-fondé du choix de ce mot, un peu savant, mais heureux, pour qualifier l’aura qui se dégage des journaux de l’auteur concerné par cet article, et dont l’identité vous sera sous peu révélée. Mais j’insiste, on ne respire jamais aussi bien un texte que lorsqu’on le recopie, patiemment, honnêtement, en refusant d’adjoindre l’adjectif qui nous vient à la suite d’un substantif entr’aperçu, acceptant loyalement quoiqu’avec étonnement l’hypallage conçue par l’auteur, ce grand écrivain en présence duquel on baigne dans les arcanes de l’écriture.

 

« Composer un texte lettre par lettre, mot par mot, placer les virgules où les a voulues l’auteur, c’est un travail critique du texte qu’aucune autre méthode ne peut égaler », expliquait l’écrivain François Caradec, qui fut ouvrier typographe à l’âge de seize ans à L’Écho breton de Quimperlé (in revue Histoires littéraires, n° 8, oct. – déc. 2001).

 

Tout cela pour dire qu’à l’étage de la bibliothèque municipale de Pantin, je poursuivais la mise à l’épreuve d’une révélation.

 

Quel âge avais-je donc, ce jour où j’entrai, non plus à la salle jeunesse à l’étage de la bibliothèque, mais au rez-de-chaussée, à celle réservée aux adultes ? Une fois son seuil quasi initiatique franchi, très longtemps je bifurquais uniquement à gauche pour longer et inspecter les étagères à la côte 900. Combien de temps mis-je pour passer de 900 à 800, c’est-à-dire pour parcourir les quelque dix mètres plus à droite où s’alignaient les rayonnages de la littérature ? Entre ces deux univers, il y avait le court, mais significatif glacis du hall d’entrée et, dans son axe, le guichet du prêt. À droite, c’était le 800, et ses déclinaisons… dont la littérature étrangère. Le jour, donc, de ma première incursion à droite dans cette bibliothèque de banlieue rouge, et je m’en souviens avec la clarté de l’éblouissement du mystère, je me retrouvais accroupi à la lettre J, en bas d’un rayonnage, à l’étagère fixée quasiment au ras du sol, où, comme esseulés, isolés des autres livres, maintenus par une équerre métallique, se dressaient trois titres : Les abeilles de verre, Orages d’acier, et Sur les Falaises de Marbre. Les titres en question suffoquèrent mon esprit de leurs formules. J’écartais instinctivement Les abeilles de verre, au titre par trop antinomique, dont l’oxymoron me mit mal à l’aise. Le verre, matière rigide et froide, vitrifiait tout choix en moi d’y porter la main ou le regard. La transparence glacée du verre ne pouvait être associée à l’opaque, mouvante et colorée chitine des hyménoptères. En mon âme et conscience, la vie, vrombissante des abeilles, de fleur en fleur, ne pouvait être scellée sans blasphème dans la rigidité d’une inclusion vitrifiant le vivant, d’une « olfalisation » de son sujet. Orages d’acier, ensuite, évoquait, invoquait une nouvelle menace, d’un autre ordre, mais tout aussi alarmante : qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, jamais une telle calamité météoritique ne nous vint des cieux avec l’ampleur dévastatrice d’un déluge. Songez-y : qu’il pleuve un jour abondamment du métal aigu, nous serions tous transpercés de part en part, à moins que de vivre cachés comme des cafards, des blattes terrifiées sous des refuges bétonnés. À cet élément, s’adjoignit au nom de l’auteur, Ernst Jünger, le mot associé dans mon esprit de « bunker ». J’ignorais alors que le livre parlait de la Grande Guerre et des ravages causés par l’artillerie et sa balistique meurtrière. J’écartais également les Orages. Toute velléité de lecture de l’ouvrage m’ayant fui, je considérais le dernier titre sur lequel s’achevait l’exposition de la rangée : Sur les Falaises de Marbre. Pour le coup, en moi, le mot « falaises » trouvait un écho favorable, enchanteur même. Toute mon enfance s’était écoulée au pied ou au sommet des falaises de Roconval sur la Côte d’opale… mais les miennes n’étaient pas de marbre, mais de craie ! Et, ainsi, ma première rencontre avec Jünger se termina-t-elle brusquement en l’état. J’allais écrire en l’« Étretat », autres falaises… à l’horizon desquelles je laisse le signe déclencheur à Maupassant et à la main d’écorché de Swinburne qu’il y repêcha pour établir sa propre vocation. Comme les matières qui touchent aux livres, et au premier chef les œuvres littéraires, sont étranges, mystérieuses, inspirées…

 

Or ce ne fut que très récemment que je découvris « mes » falaises dans la grande littérature, avec tous les détails requis, mais sous la plume érotique et précieuse de Mandiargues :

 

« Les plus hautes falaises de l’Europe, dit-on, dressent à Berneval, et dessous c’est une grève tourmentée de grands éboulis chaotiques, leurs parois d’une matière douce au toucher quand une cassure vient d’en rafraîchir la surface, mais que l’action du vent et celle de l’humidité saline ont vite revêtue d’une croûte rugueuse allant, entre des bandes de taches bleu sombre, du blanc au gris, au vert sale et à un beige un peu trouble qui est la marque de traînées terreuses descendues du sommet aux jours de tempête. Rien que de la marne avec des noyaux de silex qui deviendront, les uns sur les autres roulés par les vagues, ces galets, en bas, comme une ponte aplatie que l’on voudrait attribuer à des foisons de tortues. Pourtant il demeure dans ces pâles murailles colossalement offertes à l’orgasme de l’écroulement, couronnées de cris d’oiseaux, et qui dominent un fouillis de filets peureusement mis à sécher sur des perches avec des blondeurs tremblantes de crin au soleil, une vie si tendre, de chairs déformées par le titanisme, que ne pourrait l’évoquer aucune parole humaine, sauf, peut-être, le nom d’Astyanax prononcé sous une petite pluie de printemps à l’oreille d’une jeune fille dont on serre les doigts au fond de son manchon de grèbe. Voilà pour suggérer un seul dessous de la craie, car il en existe une multitude d’autres » (André Pieyre de Mandiargues, Le Musée noir).

 

J’avais abdiqué devant les trois titres toute velléité de lecture, à cause du verre, de l’acier et du marbre. Ah, l’absence de la craie aurait pu être fatale !… Je ne devais croiser à nouveau la route de Jünger que vingt années plus tard, et, cette fois-ci, m’y attacher durablement, ce en quoi cet article porte témoignage… Vingt ans, donc, avaient été nécessaires afin que je fusse prêt à entendre la voix décisive en de nombreuses matières, éthique, esthétique, syntaxique et métaphysique, du Capitaine au 73e régiment des fusiliers hanovriens, Ernst Jünger ! Je fus, quant à moi, un hasardeux dragon lors de mon piteux service militaire. Qu’il y a loin du troufion au guerrier héroïque de Verdun, du Chemin des Dames, de Paschendaele et de l’Aisne ! Et pourtant… j’en fis des marches sur ces mêmes routes aujourd’hui bordées de petits et de grands cimetières militaires, aux morts bien ordonnés sous leurs sensibles croix blanches à la lumière des torches ou du soleil. Nous avons connu les mêmes champs de bataille, moi rétrospectivement, il va sans dire, et sans le déferlement des orages d’acier. Nous fûmes à Laon casernés, spectateurs médusés sous la statuaire au bestiaire intriguant de la cathédrale flamboyante. « De nouveau Laon et sa cathédrale qui, entre toutes, m’est chère. » (Jünger, Premier Journal parisien, 24/06/41). Cette rencontre fut muette ; elle est, toujours rétrospectivement, selon le terme usité, un épisode, un intermède entre le choc des titres au rayonnage de la bibliothèque municipale de Pantin et l’achat résolu, vingt ans plus tard, de mon premier livre de Jünger, à l’étale d’une autre bibliothèque, fort modeste et de statut privé, à Menton, tenue par de vieilles dames bibliophiles et sympathiques. De temps à autre, elles mettent en vente, d’occasion, leur pilon ou des dons de lecteurs attachés à leur petit commerce, sur un présentoir, dressé devant la vitrine du local réduit. Passant par là, je jetai un œil à la dérobée… pour le fixer plus intensément sur un livre de poche : son petit format parmi les autres gros volumes, sa couverture d’un gris vert d’eau, presque feldgrau, l’image insolite de l’Arc de triomphe transformé en encrier, vers lequel menace de plonger une redoutable pointe Sergent major géante, tout cela, oui, retint mon attention. J’y regardais de plus prêt, ayant arrêté net mon pas, debout, droit, dans l’expectative d’une rencontre déterminante, car il en est ainsi des livres qui nous échoient ; et j’observais qu’une figure d’officier de la Wehrmacht, un Hauptmann très certainement, à la vue de son col brodé du motif géométrique classique d’argent, se laissait deviné sous l’arche, ce que vint aussitôt confirmer, ou tout au moins partiellement corroborer, le nom de l’auteur couronnant le tout : Ernst Jünger. Le titre, Premier Journal parisien 1941-1943, me laissa perplexe, car, pour moi, Jünger, je le savais désormais, était un héros de 14-18, tandis que, je l’ignorais encore, il avait dû rempiler en 40 ! Je découvrais qu’il fut à Paris sous l’Occupation, étant lui-même à ce titre un occupant, où il tint un journal durant son curieux séjour dans notre capitale. S’imposa dans mon esprit un soupçon : fut-il aussi fanatiquement guerrier lors du second conflit mondial que lors du premier, et donc ainsi coupable de crime de guerre, d’adhésion au nazisme, ou encore d’exaltation nationaliste de mauvais aloi ? Quel chemin avait-il parcouru de 14 à 40 ? Voyez comme j’avançais prudemment, pas à pas, dans cette rencontre, tout à la fois fortuite, selon les vœux de Monsieur le Comte de Lautréamont, et fortement construite au demeurant, architectonique pour tout dire. J’étais soupçonneux, quoique bienveillant. Car il y a d’un maître à l’autre, et le Kaiser, malgré sa funeste folie des grandeurs et sa lâcheté de réfugié batave, ne fut jamais un Hitler. Cependant, Jünger écrit : « Conversation, spécialement avec Grüninger, sur l’obéissance militaire et son rapport avec la monarchie absolue ou même constitutionnelle. Cette vertu continue à agir plus tard à la façon d’un instinct désormais nuisible à ceux qu’il habite, car il fait d’eux l’instrument de forces sans scrupules. » (Premier Journal parisien, 13/11/41).

 

J’achetais l’ouvrage de poche et j’explorais dans la foulée son contenu kolossal : c’était, si vous m’avez bien suivi, ma première tentative assumée de lecture de Jünger. Je crois savoir que c’est assez rare comme entrée en matière. Publiés en français sous les titres respectifs de Premier et Second Journal parisien (s), ces carnets de guerre de la Lutèce occupée parurent pour la première fois en langue allemande, le 16 février 1949, sous le titre de Strahlungen, ce qui peut se traduire par « Rayonnements », avec cette double entrée sémantique d’aura et d’irradiation.

 

Et voici qu’apparaît le second terme de mon titre d’article ! « Rayonnements ». Qu’est-ce à dire ?

 

Je ne pourrai plus faire, à partir d’ici, l’économie de la question du charisme du guerrier, de l’homme, du sage, de l’élu que fut Ernst Jünger ni esquiver les ondes de choc de sa pensée, qu’elle ait épousé l’action ou qu’elle soit entrée en elle-même, contemplative et contestataire, indissociablement.

 

Cette pensée aura irradié en moi de ses rayons pénétrants et troublants de nombreuses matières à refouler ou à révéler sans plus tarder, les livrant à un rayonnement toujours plus vaste parmi vous, chers lecteurs…

 

Ne sous-estimez jamais l’onde de choc d’une lecture ! ni sa silencieuse et inexorable irradiation…

 

 

………………

 

 

Lettre de Christian Bobin du 13/08/2015

à propos d’Ernst Jünger

 

Cher Damien Saurel,

 

J’ai lu avec plaisir le récit de votre découverte de Jünger. J’espère que depuis tout ce temps vous avez pu lire Les Abeilles de verre. C’est un livre prophétique qui pourrait avoir comme voisin L’île aux oiseaux de fer de Dhôtel. Les deux poètes (car je tiens Jünger pour poète autant que pour penseur) sont visionnaires. Les Journaux parisiens de Jünger sont un chef d’œuvre de fraternité comparable aux Essais de Montaigne. Une réserve de calme profond, réel.

 

Je ne peux malheureusement butiner votre site, n’ayant pas Internet. Je confie donc aux nuages, au vent et au facteur le soin de vous remercier pour votre lettre amicale.

 

En souriant,

 

Christian Bobin

 

 

© Hypallage Editions – 2015

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