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OUVERTES À

LETTRES

« Relents » / Barthes

Lettre ouverte à Laurent Binet

 

 

 

 Cher Laurent,

 

Votre dernier roman suscite, à juste titre, l’intérêt du monde des Lettres. Je crois volontiers qu’il puisse aussi emporter, très prochainement, l’adhésion d’un plus vaste public. La Septième Fonction du langage, si elle opère sur les esprits, sera épidémique…

 

Vous aviez livré à notre connaissance dans un quadruple H retentissant les arcanes de l’assassinat du bourreau de Prague. À ce propos, connaissez-vous la sentence terrible d’Ernst Jünger à l’annonce de l’attentat ? « Image de ce « surhomme » au moment où, la rate trouée par les balles, et ses blessures emplies de crins, il se recroqueville sur les coussins déchiquetés de sa voiture. La nouvelle illumine, tel un sombre feu de joie, l’enfer qu’il a créé. Lorsqu’on veut jouer les terreurs, il faut être également invulnérable et inaccessible à la souffrance ; sinon, à l’heure de l’anéantissement, on devient objet de scandale » (Premier Journal parisien, 6 juin 1942). Reinhardt H***, ce maudit, survécut aux blessures occasionnées par les balles, mais pas au crin servant de bourrage à la banquette arrière de sa berline blindée, crin qui, infiltré sous son derme, causera une septicémie fatale. Et voilà le petit coup de pouce opératoire du destin aux mitraillettes enrayées des deux courageux commandos tchèques.

 

Si les hommes ne tentent pas de tuer la Bête immonde, c’est qu’ils s’accommodent du Mal. Alors, dès lors, pourquoi Dieu interviendrait-il en leur faveur ? Il Lui faut, au minimum, un signal de notre part, un embryon de participation, un mouvement d’intention en ce sens, non ? Le signal donné, ne serait-ce qu’un majeur dressé face aux tortionnaires, Dieu fait le reste, déployant la puissance de Son bras vengeur.

 

Et voici que Barthes est percuté de plein fouet par une camionnette ! en sortant d’un repas avec François M***… C’est le point de départ de votre nouveau projet romanesque. L’idée d’un assassinat aura illuminé votre écriture, dont l’élan jubilatoire est palpable à la lecture. Disons-le tout de suite, on ne s’ennuie pas une seconde à vous suivre dans les dédales du langage de la French Theory ; ce qui, tant s’en faut, avec un tel sujet, n’était pas gagné d’avance, mais l’exposition que vous en faites, rocambolesque et grand-guignolesque, emporte franchement l’adhésion.

 

Dites donc, Laurent, vous êtes « en train » de devenir Le spécialiste des attentats routiers ! Or, qui conduisait la camionnette ? Un Bulgare ! Tiens, notre chauffard semble avoir oublié – suite à un petit pépin technique ? – « le coup du parapluie ». Curieusement, de nombreuses critiques de votre roman le comparent aux aventures d’OSS 117 dans Le Caire, nid d’espions. Je trouve qu’il relève davantage pour le rythme et l’ineptie des prouesses du Grand blond à la chaussure noire.

 

Barthes meurt donc, violemment, en 1980, comme Sartre en aura la naturelle délicatesse la même année, ainsi que psychiquement Althusser en étranglant sa femme, Hélène (ravie ?). Ces trois/quatre disparitions, je vous le concède, n’ont rien d’anecdotique. Elles sont même indissociables. Votre roman, de ce point de vue, est magistral. Il nous donne la date, avec une précision extrême, du passage de l’idéal marxiste en sa version maoïste à la postmodernité. Lyotard nous en avait donné la définition et un mot/nom pour la désigner. Vous nous en fournissez la date inaugurale au jour près. Ainsi l’accident/assassinat de Barthes est-il éponyme d’une fin de non-recevoir de l’idée révolutionnaire et en signe-t-il à son corps défendant l’acte de décès décisif/définitif.

 

Votre roman aura réussi l’exploit de dépasser par l’humour et la cocasserie l’inénarrable et irrévérencieux manuel didactique de Patrick Rambaud, Le Roland-Barthes sans peine, que vient de rééditer Jean-Loup Chiflet, à l’intention/attention des Nuls en sémiotique. Car nous voici rendus au temps de la commémoration du centenaire de la naissance du sémiologue prolixe malgré son Degré Zéro envisagé de l’écriture. Mais je n’ai dû, tout à mon honneur, « rien entraver » aux salmigondis de l’abyssale pensée barthienne/barthésienne, remplissant les amphis et les salles de conférence/circonférences/rances. Vivement que prenne fin la valse lénifiante des éloges dévots !

 

Franchement, vous avez raison, car force est loi de l’instant, et ce ne sont pas les situationnistes qui vous l’interdiraient, de vous payer la tête (en vaporetto, s’il le faut) de ces têtes de gondole de l’intellectualisme… Barthes s’inscrit en lui-même comme l’ouroboros des études universitaires. Vous avez bien su distinguer le dada qu’enfourchent toutes ces sommités : eux-mêmes. De ce point de vue, Barthes tout comme Foucault étaient moins homosexuels qu’onanistes.

 

Vous n’écartez pas, non plus, après la filière bulgare, la piste de l’amant jaloux. Notre blanchisseur/livreur venu de Bucarest/Budapest a peut-être voulu signifier de la sorte qu’il souhaitait culbuter une dernière fois un partenaire équivoque et infidèle ? Notre chauffard bulgare, peut-être aussi, a-t-il mal interprété, là où le sémiologue revendique une épistémologie impartiale et réclame une longue pratique du refoulement des émotions primaires, la neutralité affichée du Maître, la tenant pour de la froideur tandis qu’elle était toute pétrie de passion contenue, et s’en est-il vengé ?

 

Dieu aurait donc accepté la proposition bulgare pour peu qu’elle fît choc très précisément en 1980. Il faut donc croire qu’au fin fond d’un Laogaï une « victime collatérale » de la Révolution culturelle dressa un doigt rageur et remarqué au souvenir du sourire complice/ambigu du sémiologue croisé lors de son séjour en Chine, doigt que le Ciel ne tarda pas à interpréter (Dieu n’est-Il pas le plus grand des sémiologues ?) arbitrairement !

 

« En avril 1974, Roland Barthes a effectué un voyage en Chine avec un petit groupe de ses amis de Tel Quel. Cette visite avait coïncidé avec une purge colossale et sanglante, déclenchée à l’échelle du pays entier par le régime maoïste – la sinistrement fameuse « campagne de dénonciation de Lin Biao et Confucius » (pi Lin pi Kong). À son retour, Barthes publia dans Le Monde un article qui donnait une vision curieusement joviale de cette violence totalitaire : « Son nom même, en chinois Piling-Pikong, tinte comme un grelot joyeux, et la campagne se divise en jeux inventés : une caricature, un poème, un sketch d’enfants au cours duquel, tout à coup, une petite fille fardée pourfend entre deux ballets le fantôme de Lin Biao : le Texte politique (mais lui seul) engendre ces menus happenings. » […] Deux ans plus tard, l’article de Barthes fut réédité en plaquette de luxe à l’usage des bibliophiles – augmentée d’une postface [dans laquelle] M. Barthes nous explique en quoi résidait la contribution de son témoignage (que de grossiers fanatiques avaient si mal compris à l’époque) : il s’agissait, nous dit-il, d’explorer un nouveau mode de commentaire, « le commentaire sur le ton no comment » qui soit une façon de « suspendre son énonciation sans pour autant l’abolir ». M. Barthes, qui avait déjà de nombreux titres à la considération des lettrés, vient peut-être de s’en acquérir un qui lui vaudra l’immortalité, en se faisant l’inventeur de cette catégorie inouïe : le « discours ni assertif, ni négateur, ni neutre », « l’envie du silence en forme de discours spécial ». Par cette découverte dont la portée ne se révèle pas d’emblée, il vient en fait – vous en rendez-vous compte ? – d’investir d’une dignité entièrement neuve la vieille activité, si injustement décriée, du parler-pour-ne-rien-dire ». (Simon Leys, Le Studio de l’inutilité).

 

J’imagine aisément l’embarras étreignant Barthes s’il eût visité quelques ghettos juifs durant la Seconde Guerre mondiale : « Tiens, les Allemands viennent de démanteler le ghetto de Varsovie. C’est dommage. C’était si pratique/utile à l’usage d’une étude sur le comportement judaïque ». Le tout pimenté, il va sans dire, par le regard croisé d’un pâle et sidérant jeune porteur d’étoile inoubliable, telle cette « tendre et longue pression de main que lui accorde un joli ouvrier » chinois avant qu’il ne quitte pour toujours la Chine indéchiffrable :

 

« Le spectacle de cet immense pays terrorisé et crétinisé par la rhinocérite maoïste a-t-il entièrement anesthésié sa capacité d’indignation ? Non, mais il réserve celle-ci à la dénonciation de la détestable cuisine qu’Air France lui sert dans l’avion de retour : « Le déjeuner Air France est si infect (petits pains comme des poires, poulet avachi en sauce graillon, salade colorée, chou à la fécule chocolatée – et plus de champagne !) que je suis sur le point d’écrire une lettre de réclamation » (Ibid.).

 

Ah, l’indignation d’un « neutre », ce n’est pas rien !

 

Cher Laurent, merci, oui, merci d’avoir remis à leur place tous ces branquignols/maquignons.

 

Helvétiquement vôtre,

 

Jean Durtal

(Membre du Comité de lecture chez Hypallage Ed.)

 

 

© Hypallage Editions – 2015

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