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OUVERTES À

LETTRES

Le poulet crucifié

de Jef Benech'

 

 

 

… Je suis en pleine effervescence événementielle – nous sommes en 2007 –, car avec le feu vert de madame Elizabeth Viallet, notre directrice mécène inspirée, le lycée s’apprête à accueillir les peintures et collages de l’artiste picard Jef Benech. D’évidence, ses collages sont d’une conception et d’une approche comparables à ceux de Jacques Prévert : la chose en deviendra vite fascinante. Mais je reviendrai plus loin, sachez-le, là-dessus…

 

Pour l’heure, le clou du spectacle, si je puis ainsi m’exprimer, est un tableau, de grandes dimensions, 240 x160, qu’une cimaise d’un mur du hall lumineux du lycée doit accueillir, et qui représente un poulet crucifié, ce que confirme le titre de l’œuvre : Poulet crucifié. Est-ce encore là un blasphème à la Prévert que je m’apprête à dresser à la vue de tous ? « J.-C. tombe pour la nième fois, il ouvre un large bec… » (J. Prévert, in Paroles). Blasphème ? La question du blasphème taraude certains enseignants, au point qu’une cabale relayée auprès des élèves menace l’exposition… Je me fends donc aussitôt d’une lettre d’explications, qui sera aussi envoyée par madame Viallet au directeur diocésain ainsi qu’au recteur d’académie. Certes, on ne plaisante pas avec la définition de l’art dans l’Éducation nationale : il en va de l’éveil des élèves à la tolérance des beautés cachées de ce monde…

 

Je pense qu’ici le plus simple est de vous restituer dans son intégralité ma vibrante bafouille en faveur d’un certain droit au blasphème. Je constate alors que la kénose non seulement absorbe le blasphème, mais en confirme la liturgie. Voyons cela tandis que « J.-C. tombe pour la nième fois, [et qu’] il ouvre un large bec… » Mon « apologie du crime » s’intitule alors très simplement Exposition Jef Benech’ :

 

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Exposition Jef Benech’

 

Jef Benech’, artiste peintre et musicien, habite Amiens. Son travail s’inscrit dans le cadre ouvert du surréalisme. Le surréalisme, cette école non académique, apparaît en rupture avec le réalisme meurtrier d’une société qui conduisit à la boucherie de 14-18 toute une génération de jeunes gens. Les premiers surréalistes (Breton, Eluard, Max Ernst, etc.) sont tous sortis de l’enfer des tranchées. Ce sont des survivants écorchés vifs par le réel. D’où cette tentative de reconstruction de la vision du monde hors des normes guerrières et des « canons » esthétiques.

André Breton, initiateur du mouvement, propose la définition suivante de la démarche surréaliste : « Pour moi, [l’œuvre] la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. » (Breton, Manifeste du surréalisme, 1924).

En l’occurrence, et suivant le principe voulu par André Breton, on comprendra aisément que les tableaux et montages de Jef Benech’ aient pu dérouter certains élèves : « Déjà que l’art est assez dur à comprendre, mais là c’est un casse-tête d’essayer d’imaginer ce qui a pu vous passer par la tête pour réaliser un truc pareil ! » (Julie, Livre d’or de l’exposition). « C’est censé exprimer quoi ? Désolé, mais aucun de vos tableaux n’a vraiment un sens. » (Célya, Livre d’or). Ce caractère déroutant étant renforcé par le soin que l’artiste met à rendre le moindre détail. La facture est techniquement « classique ». « Tableaux très bien dessinés. Magnifique le sens du détail, cette précision ! Remarquable ! On comprend exactement vos dessins, on distingue parfaitement ce qui y est représenté, l’effet de profondeur… Cependant, ce n’est pas à mon goût, trop extraordinaire, farfelu. » (Aurélia, Livre d’or). C’est figuratif sans pour autant recouper une réalité figurative codifiée. Le choc ressort de cette inadéquation entre la forme et le fond. Il y a rupture dans l’approche « convenue » du sens. Le résultat est identifiable, mais non identifié. Les objets représentés sont rendus à une liberté plus grande, car ils se retrouvent isolés, sans rapport de cohérence entre eux, comme affranchis de leur définition communément admise.

L’artiste doit trouver le prétexte d’une rencontre graphique d’exception pour rendre à l’objet son intégrité formelle. Ce sera « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Lautréamont, Les chants de Maldoror). Dans la citation du Comte, chaque objet ressort comme une nécessité unique et inaliénable. Cette évidence d’autonomie absolue n’est rendue possible que par le tour de force d’un rapprochement improbable des différents éléments formant le tableau. Certes, la table de dissection fait peur : « Nous sommes outrées de voir une exposition si morbide » (P. et M., Livre d’or) ; « ça fait très très très peur ! » (Anonyme, Livre d’or). De là à admettre que les objets qui nous entourent nous terrorisent... La démarche surréaliste libère notre regard : or, la liberté est-elle tolérable ? Que les définitions recouvrent de leur linceul signifiant l’irruption de telles terreurs nous rassure. La liberté fait peur. Qui le niera ?

Si nous isolons les objets qui nous environnent de leur usage courant, ils deviennent pour nous hostiles. Ils nous livrent à la mort, à notre néant consumériste : « L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage » (Breton, Manifeste du surréalisme).

Nul ne peut donc ignorer la vocation spirituelle de l’homme. L’objet s’il n’est pas transcendé par des valeurs au lieu d’être réduit à sa seule valeur devient vite un fétiche morbide. La question spirituelle l’emporte donc dans le « dessein » artistique. Et nous voici confrontés à la vision – insupportable pour certains –, du Poulet crucifié : « C’est un lycée catholique ! Jésus n’est pas un poulet ! » (P. et M., Livre d’or).

Quel sens pouvons-nous donner à la souffrance humaine ? Tel est le cri d’interrogation de l’artiste dans ce tableau. Pour l’anecdote, Jef Benech’, en arrivant à La Providence pour accrocher ses toiles, fut saisi par le crucifix qui orne notre hall. Cette œuvre de René Lacroix (le bien nommé) apparut aussitôt à Jef dans sa nudité crue comme dix fois plus violente que son propre tableau du Poulet crucifié. Comment alors ne pas faire un parallèle entre les deux œuvres ? La Crucifixion du Seigneur Jésus Christ demeure 2000 ans après encore ingérable lorsque nous la regardons avec des yeux neufs. L’habitude a permis à nos regards de glisser sur la croix sans effroi. René Lacroix, tout comme Jef benech’, nous donne l’occasion de replonger dans l’horreur du supplice. La récente polémique autour du film La Passion du Christ de Mel Gibson en fournit aussi une illustration. La Passion de Jésus fut d’une violence inouïe. Dans sa nudité, elle est insoutenable. Sans la lumière de la foi et loin du réconfort de l’espérance, la croix nous fait frémir.

L’artiste vous a renvoyé à votre croyance : à vous de l’assumer si vous êtes dans un lycée catholique. L’apôtre Paul nous avait prévenus : la Croix est « scandale pour les juifs et folie pour les païens ». Serions-nous devenus à ce point pharisiens ou idolâtres pour nous voiler ainsi la face devant ce que Dieu a subi par notre main féroce ?

Quant à restituer le Christ en poulet écorché, l’iconographie chrétienne n’a jamais manqué d’associer Jésus au monde animal : le premier symbole chrétien connu fut le poisson. ICTUS, le poisson en latin, signifiait par ses deux premières lettres IESUS CHRISTUS. Jésus = poisson. Premier animal christique. Dans l’Apocalypse de Jean, Jésus est un mouton, un agneau égorgé dont le sang ruisselle. Jésus est la bête qu’on mène à l’abattoir. Jésus = agneau immolé. Second animal christique. Mais pas un seul volatile, direz-vous, dans cette ménagerie ? Si, un chant liturgique, Ô Pelicanum, compare le Christ au pélican nourrissant de ses propres entrailles ses rejetons affamés. Jésus = pélican. Troisième animal. Et nourriture de « surcroît ». Le Christ se donne à manger. N’est-il pas né dans une mangeoire ? Alors, un poulet, produit de grande consommation, élevé pour être abattu et nous servir de repas, pourquoi pas ?

Dans le symbole du poulet crucifié rien de moins que toute la théologie chrétienne de la souffrance salvatrice : immolation et consommation divines.

Que les chrétiens apprennent au moins à lire les mystères abrupts de leur foi ! À moins de fuir, comme le grand écrivain Goethe, la vérité divine du sacrifice de Jésus en déclarant : « Ce funeste arbre de crucifixion, qui est bien la chose la plus déplaisante sous le soleil, aucun homme raisonnable ne devrait travailler à le déterrer et à le dresser. » (Goethe, Lettre à son ami Zelter, 9 juin 1831). Quel drôle de chrétien que ce célèbre écrivain chrétien ? Mais il était non pas exactement chrétien, mais Rose-Croix. Rose-Croix ? Une rose au centre de la croix. Ou comment parfumer un peu cet odieux sacrifice. Ou comment mettre un peu de douceur au cœur du « bois dur » (Goethe, ibidem). Autant dire que placer la rose au centre de la croix c’est faire disparaître le corps du Crucifié. C’est passer sous silence son sacrifice. Or, chez les gnostiques, la rose symbolise le silence. Le sacrifice du Christ passé sous silence ! Non, le Christ en croix continue de hurler de souffrance. Pas de vie terrestre sans souffrance salvatrice. Nier la souffrance reviendrait à nier l’expérience humaine. Merci à Jef Benech’ de nous avoir renvoyés à notre foi.

 

Damien Saurel (CDI La Providence, mai 2007)

 

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Jef Benech’, Poulet crucifié

 

« Un poulet, produit de grande consommation, élevé pour être abattu et nous servir de repas, pourquoi pas ? », disais-je dans la lettre. Ce qui est inacceptable, d'évidence, et qui constitue au quotidien un véritable blasphème contre la nature, c’est la façon dont nous traitons aujourd’hui industriellement les gallinacés, exploitant leur chair torturée en batterie, bourrée d’antibiotiques, soumise aux artifices d’une lumière défiant le sommeil, privée de mouvement, enchaînée à la ponte ; ponte qui a lieu sur les cadavres en putréfaction des poules précédentes, car on ne prends pas même soin pour maintenir le rendement de nettoyer les emplacements du supplice ! D’où vient cette inhumanité vis à vis de l’animal ? Que révèle-t-elle, en vérité ? Que nous sommes des nazis pour les poules ! Ce que confirme le fait terrible suivant : Himmler, l’artisan de la Solution finale, fut, avant de s’en prendre aux humains, un des pionniers en Allemagne de l’introduction de l’élevage en batterie ! Et cela ne vous fait pas frémir ? Moi, si. Et de réclamer la fin de toute cette industrie agro-alimentaire, sadique empoisonneuse de notre rapport à la nature… Entendez encore ce que nous raconte l’écrivain Denis Grozdanovitch dans un entretien accordé en février dernier au Figaro littéraire : « Le Figaro. — Parlez-nous du personnage qui vous a initié à l’intelligence des simples d’esprit. Denis Grozdanovitch. — Mon cousin Valentin, avec lequel je passais mes vacances à la campagne, était un simple, avec une grosse tête et un sourire ravi. Au contraire de ses frères fascinés par les nouvelles machines agricoles, il était attiré par les bois, les champs, les bêtes. Il n’avait pas son pareil pour détecter des coins de pêche, comme s’il était relié par un fil magnétique aux poissons. Il savait dénicher les chevreuils et les renards, apprivoiser des hérissons et des couleuvres. Une nuit, il m’avait entraîné dehors pour écouter l’époustouflant dithyrambe des grenouilles qu’il écoutait avec une attention extrême comme s’il y percevait une harmonie secrète. Ce soir-là, il me dit soudain en regardant la Lune parvenue à son zénith : « C’est en chantant comme ça qu’elles la font monter là-haut. » […] Le Figaro. — Qu’est devenu Valentin ? Denis Grozdanovitch. — Lorsque ses frères ont installé dans la ferme un élevage en batterie, il est devenu fou et agressif. Il a été placé à l’hôpital psychiatrique et en est mort rapidement. » (L’entretien se termine sur ces mots ; propos recueillis par Astrid de Larminat pour Le Figaro littéraire du 2 février 2017).

 

Du Poulet crucifié de Jef Benech’ au « dindon de la mort » de Jacques Prévert, il n’y a qu’un pas, ou plutôt qu’une patte… cassée. Et j’en viens pour conclure au point qui fera pont entre le volatile tueur du cortège de Paroles et Hypallage Editions. Ce qui me permettra concomitamment d’aborder la question des collages de l’artiste.

 

Non seulement Prévert a pratiqué l’art du collage, avec colle et ciseaux, mais aussi celui de la figure stylistique appelée hypallage. Or, l’hypallage n’est autre qu’une forme syntaxique de collage : des syntagmes sont découpés de leur positionnement normatif pour être déplacés et collés ailleurs dans la phrase. D’ailleurs, le poète est connu pour en avoir laissé à la postérité un des exemples parmi les plus célèbres et les plus souvent cités :

 

« Un hussard de la farce avec un dindon de la mort » (Jacques Prévert, Cortège in Paroles).

 

Du reste, le poème concerné fourmille d’hypallages plus ou moins heureuses et incongrues : c’est un exubérant cortège de déplacements baroques et cocasses qui s’avance là cahin-caha. Tous ses membres ont été échangés (le mot hypalagé signifiant en grec ancien « échange »), redistribués pour créer un effet désopilant de contrepoint stimulant.

 

Renversant la proposition, suivant l’exemple de Prévert, je dirai avec Hypallage Editions, qui aurait dû s’appeler normalement Editions Hypallage, que le collage n’est autre qu’une hypallage picturale ! Et, pour tout recoller grandiosement ensemble, nous dirons que Jef, avec la bénédiction plus ou moins coupable d'Hypallage Editions, est le digne successeur de Jacques.

 

 

 

© Hypallage Editions – 2017

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