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OUVERTES À

LETTRES

« En » Avignon

Lettre ouverte à François Bégaudeau de la revue Transfuge

 

 

 

François Bégaudeau tient la chronique Le nez dans le texte sur le papier glacé de Transfuge. Autant dire que c’est une institution chez les maniaques de l’intelligence intégrale. Titrée « Idéologie de l’académisme », voyez la pertinence de sa chronique chronologiquement repérable au 57e numéro de ladite élitiste parution ; voyez ainsi la dictature ici dénoncée sous l’infâme vocable d’« académisme ». Rappelez-vous toutefois la tentative des Immortels de réformer l’orthographe et concevez que le mot « académique » est fort galvaudé. Notre rebelle Bégaudeau ne sait-il donc point qu’il est dépassé en tentations « ré-formatives » par ceux dont il se fait un devoir d’épingler les vieux travers ! Tous les saboteurs sont des saboteurs, habits verts ou langue verte pour étendard.

 

Notre joli critique gentiment installé, chacun a son fauteuil attitré qui se permet de juger autrui, à la chronique quasi organique du journal refuge pour intellos en poste – et combien palpent-ils pour si peu de verve ? –, tire à boulets ramés sur une auteure, Anne Wiazemsky, qui nous propose Une année studieuse. L’application ne serait-elle plus une entrée dans l’art et la manière ? Depuis quand ne devrait-on plus apprendre à s’appliquer ? Studieuse… et rêveuse, telles sont les deux entrées en matière idéales à l’artiste qui cherche à se découvrir. Alors, que lui reproche notre valeureux et stimulant critique ? De n’être rien de moins qu’aussi plate que la collection Arlequin, qui, avouons-le, vu le nombre accumulé de ses volumes pléthoriques, est tout sauf plate, à moins que d’en damer la terre. De plus, je dois avouer qu’à l’adolescence la lecture d’un Arlequin stimula chez moi une certaine turgescence. Platitude, non point en l’occurrence, Monsieur Bégaudeau. Il lui reproche surtout – que dis-je, il la conchie ! –, d’oser employer la préposition ci-devant fatale « en », « en » l’occurrence que je retranscris : « Elle se hausse sur des talons verbaux pour se maintenir – elle a un certain maintien – dans la sphère du registre soutenu, un échelon au-dessus du langage courant. Non pas : « il me proposa d’aller faire un tour à Avignon pour les derniers jours du festival. » Mais : « Il me proposa une promenade en Avignon, où le festival de théâtre achevait sa saison. » Où l’on voit que l’académisme s’accommode d’une sociabilité raffinée, comme on dirait d’un met servi sur nappe blanche ».

 

Prône-t-il le retour à la barbarie en fustigeant une sociabilité raffinée, soit la simple politesse due aux lecteurs ? Faut-il obligatoirement que la nappe porte la trace des reliefs du repas précédent pour être accréditée pour la tâche ? C’est pour cela, j’imagine, que vous laissiez à leur dérive inculte vos élèves, afin qu’ils ne goûtassent jamais aux plaisirs d’une table d’hôtes convenablement parée. Gardons-les barbares, afin qu’ils ne puissent remettre en cause mes privilèges, maintenons-les à des années-lumière des prébendes de ma bande à l’abri du besoin. Faut-il, pour ancrer notre propos dans le spectre de vocabulaire admis dans votre crasse calebasse, prononcer à votre égard le mot de Cambronne ? Honorons, au contraire, Anne Wiazemsky pour sa bienveillance à « en »-noblir sa langue.

 

« En » voilà un méchant homme, capable aussi de traiter de « facho » une gloire littéraire pour peu qu’elle fût d’outre-Rhin ! Quel pieux raccourci, Monsieur le pâle inquisiteur des lettres…

Voyons, maintenant, sans nous laisser impressionner, ce que le grand écrivain Ernst Jünger, certes allemand, mais néanmoins universel, nous en dit de ce fameux « en » :

 

« Dans l’après-midi, comme tous les lundis, leçon chez Mme Bouet ; nous avons étudié les prépositions. Curieux que parmi les voyelles, l’ancien « en » ne se soit conservé que devant Avignon. Serait-ce parce que cette ville avait été considérée comme État ? Je crois bien que Daudet se moquait déjà de cet « en Avignon ». Dans le vieux château où réside l’esprit de la langue, de tels détails sont comme ces fragments d’architectures d’autrefois qui apparaissent sous le mortier. Sur le seuil de la porte, Mme Bouet m’a dit : « J’ai prié pour que Kirchhorst soit épargné » (Jünger, Second Journal parisien, 02/09/43).

 

Voici la vraie dignité de ces enseignants qui, non seulement, transmettent, mais se soucient du salut de leurs élèves, fussent-ils nimbés d’une sombre gloire. On mesurera ici la différence avec le Bégaudeau qui n’attend plus et n’entend plus dans son nom Godot (God = Dieu) et expédie à la rue l’élève récalcitrant. Monsieur Bégaudeau, lui, à pignon sur revue, chez Transfuge

 

Je trouvais la revue, cette livraison d’avril 2012 de ladite imposture, bien « en » vue, sur le couvercle d’une poubelle ! « En » pleine lecture du Journal de Jünger au même moment, j’établissais d’évidence le rapport d’opposition entre les deux pensées ; entre celle qui imposait le hiatus, le heurt respiratoire des voyelles, et celle, poétique, qui couronnait une tradition de vertus éloquentes. Car il s’agit bien ici d’élocution. La parole est dans le souffle, et si l’on s’asphyxie aujourd’hui au contact de nos contemporains auteurs, il ne faut pas s’en étonner : dans la graphie même ils extirpent l’air ambiant [ambi-ant] ; et si vous privilégiez la diérèse, vous retrouvez un souffle grâce à notre fameux son « en » que congédiait l’inepte « démagau ». Entre parenthèses : combien eut-il enlevé de points confronté à une telle faute en dictée, pour peu qu’il soumît encore ses élèves à de si fourbes corvées d’esprit ? « C’est la dictée, sur 6 points, qui a frappé Frédéric, six ans d’ancienneté […] : « Pour aider les candidats, on inscrit au tableau les noms propres, les termes rares. Cette année, on a écrit « aiguë » et « oie », sans qu’on comprenne bien pourquoi ! » « Ne pas saquer, c’est ce qu’on attend de nous, un peu comme pour les évaluations de primaire », conclut Isabelle. Et prouver ainsi que les résultats sont plutôt à la hausse » (Mattea Battaglia, article titré La session 2012 du brevet des collèges jugée trop facile par nombre d’enseignants : L’épreuve de français relevait du niveau de 6e, selon le collectif Sauver les lettres, in Le Monde, 05/07/2012).

 

Mais reprenons : à lire « en » apnée, non seulement les phrases doivent être courtes, mais les idées aussi, sans parler des sons, devenus accessoires au positionnement de l’expression dans ses développements. Qu’on renie aussi la couleur des voyelles tant qu’on y est ! Rimbaud, au secours !

 

Mais sons et couleurs sont intimement liés, musique et images « en » idyllique harmonie sur la portée de la phrase. « À propos de voyelles […] il faudrait indiquer […] que la teinte sonore n’est pas fortuite » (Jünger, Second Journal parisien, 18/04/44). Avez-vous noté combien le choix de l’adjectif adjoint au substantif est ici judicieusement ajusté, le nom s’effaçant discrètement devant l’écho qui le qualifie, le contaminant même ? Ce qui impliquerait qu’en écriture le son est plus puissant que l’image, la domine, ou, du moins, la consolide. « Ainsi je ne partage pas cette peur des images qu’ont des auteurs comme Marmontel et Léautaud ni n’approuve les conceptions évolutionnistes de l’étymologie. Écrire ou prononcer un mot, c’est un coup de cloche qui fait longuement vibrer l’air à la ronde » (Second Journal parisien, 20/05/44). Le son est vibratoire et l’écriture tire son énergique génie de ses rayonnements ondulatoires. Le son consacre l’image, il la précède, l’imprègne, et lui donne vie.

 

« Il faut que j’approfondisse davantage tout ce qui se rapporte au son. L’Écriture a imposé une relation trop importante entre le langage et l’œil – la relation originelle est celle du langage à l’oreille » (Second Journal parisien, 26/06/43).

 

Revenons-« en », justement, pour les cas qu’elle nous offre avec bienveillance, à la phrase d’Anne Wiazemsky : « Il me proposa une promenade en Avignon, où le festival de théâtre achevait sa saison. ». Elle contient deux superbes élisions de l’e muet. À ce propos, Jünger note dans son Journal la remarque suivante : « En travaillant, je me suis aperçu que je m’applique peut-être trop soigneusement à élider les e muets. Il est vrai que la phrase est différente selon qu’on y lit : « erfreuen » ou « erfreun ». Mais je crois que le lecteur, comme moi-même, lit ou escamote selon le cas l’e muet des terminaisons. À toute prose de qualité, le lecteur collabore de lui-même » (Jardins et routes, 07/04/39). Ce qui se conçoit par consentement, et non en étant mis avec brutalité en face d’obstacles autant attentatoires à la lecture qu’à sa compréhension.

 

« Je me suis aperçu que je m’applique peut-être trop soigneusement ». Archtung, Ernst, Bégaudau te guette ! « Akadëmismus ! », hurle déjà le vulgaire censeur, le scribe « en » zen décalé, la haute autorité morale sans Dieu. Bégaudeau, pour mémoire, est bègue du mot Dieu, incapable d’épeler son propre nom, dont il a renié les sonorités profondes. Qu’il revienne à Lui en sortant de l’huis son Nom. Qu’il cesse de bafouiller pour découvrir « en » prose le Verbe !

 

L’alexandrin, tel les petits cailloux dans la bouche de Démosthène, est la meilleure école pour rendre à un bègue son éloquence, identifiant magistralement la scansion des e finaux ou leur élision. Mais où apprend-on encore à déclamer impeccablement les hémistiches et à respecter leur césure ? Ah, oui, j’oubliais : « Académisme ! ». Non, Monsieur, ce n’est pas l’« académisme » qui est con, mais la connerie qui est académique de nos jours. Les classiques de 1660 avaient raison, et Boileau, leur héraut, puissamment démontré la force du phrasé « en » français. Notre langue n’est pas conçue pour être modulée, mais pour subir accélérations et replis dans son rythme interne. Le français ne chante pas, mais harmonise.

 

« Quant à la diction, mère de la poésie, j’observe que le français, bien parlé, ne chante presque pas. Notre discours est du registre peu étendu : notre parole est plane, aux consonnes très adoucies ; elle est riche en diphtongues de sonorités exquises et subtiles. Notre musique de poésie diffère donc de toutes les autres, s’oppose plus que les autres au ton de la voix normale ; et par conséquent, elle s’est développée vers un art savant et formel, très distinct et très éloigné de toute production naïve et populaire » (Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, in Œuvre II, Pléiade, 1960).

 

Le français « en » sa prononciation joue sur la longueur – langueurs ou vivacités –, des liaisons, des li-aisons, selon la diction, selon la dicti-on requise. C’est la décomposition de la partition que le tragédien se doit de travailler s’il veut « en » son texte faire entendre la voix voulue par Racine : « Je n’entends pas. Enlève ton émotion. Tu n’arrives pas à dire la tirade si tu mets de l’émotion. […] Ce qu’il faut que tu fasses, c’est dire le vers de façon qu’il soit juste. Si on entend bien le vers, si tu le dis bien, s’il est bien chanté, bien déclamé, c’est infiniment plus agréable que tout ce que tu pourras faire toi […]. Ce n’est pas de la passion, la tragédie, c’est d’abord du vers. […] N’essaie pas de faire du dramatique, le dramatique est dans le texte, il n’est pas dans l’accent pathétique que tu mets » (Louis Jouvet, leçons sur Andromaque, classe du 29 mai 1940). Voyez la date ! La tragédie est dans les mots « mai 40 », là, simplement. La primauté du texte a toujours régné sur la France, le reste « en » découle.

 

En cela, confirmons, avec Léopold Sédar Senghor, que la diction réclame calme et maîtrise :

 

« La principale qualité de la prononciation française est sa netteté, mieux, sa précision nuancée. C’est ainsi qu’il n’y a pas de voyelles moyennes. Quelle que soit leur position, qu’elles portent ou non l’accent d’intensité, les voyelles françaises sont toujours ouvertes ou fermées. D’autre part, la plupart des phonèmes, qu’ils soient voyelles, consonnes ou semi-consonnes, sont articulés dans la partie antérieure de la bouche. C’est ce qui donne la netteté que voilà. Sauf les lèvres, qui s’ouvrent et se ferment sans contraction, rien du visage ne doit bouger. À l’élégance de la prononciation française doit répondre, en effet, un visage non moins élégant parce que calme » (Léopold Sédar Senghor, Discours du 25 octobre 1988 devant l’Institut).

 

Poursuivons dans le voisinage des mots, et voyons plus avant comment le sens d’un mot s’établit par son son :

 

« Apnée », réclame une prise d’air au propre comme au figuré et nous prévient d’emblée que l’effort ne pourra guère être prolongé, ce qui se déduit de sa courte finale, morte à peine « née ». « Vertige » peut se décomposer ainsi : « ver(s) » indiquant la direction du point de chute et « tige » élevant d’autant le malaise en suggérant l’idée de hauteur et en fixant la sensation de précarité. Il y a dans « cristal », d’une syllabe l’autre, éclat et matière, surface et densité, étendue et finitude, transparence et rigidité, reflet et fixité, diffusion et concentration, dispersion et compacité, instantanéité et permanence. Quant à « spatule », mot fétiche d’Érik et Ramzy (sic), tout en fausse souplesse et trouble articulation, il trahit dès lors leur inconscient à lier zizi (plutôt mou ?) à un présomptueux phantasme où l’on s’encule malgré tout. Les intéressés pourront visionner pour s’en convaincre la scène immortalisée dans l’appartement de l’hôte Ardisson ouvert un soir à l’extravagant duo. Pour François Cheng, venu du chinois au français, il ne fait aucun doute que les mots ont une structure/lecture idéographique : « À l’alliance française, où je suivais des cours, profitant d’une pause, je demandais à la répétitrice l’usage exact de ce mot. « Ah, échancrure ! C’est… » et de dessiner du doigt devant sa poitrine, avec beaucoup de simplicité, les lignes de sa robe gracieusement décolletée. Une chair à la fois montrée et cachée selon une exacte mesure. Aussitôt, ce mot prit pour moi une connotation sensuelle. Rien qui ne me ravisse plus par ses syllabes phonétiquement signifiantes : ÉCHAN, quelque chose qui s’ouvre, qui se révèle, qui enchante, et -CRURE, qui cependant resserre pour dissimuler un mystère tentateur. » (F. Cheng, Le Dialogue, 2002).

 

Mais fuyons l’ombre des « jeunes filles » en fleurs éclatantes :

 

« Aux Tuileries, où fleurissait le coquelicot double, j’ai constaté, en passant, combien ce nom convenait à cette plante. D’une part, il suggère ce qu’il y a de criard, de cinglant dans sa couleur ; de l’autre, la fragilité des pétales, que détruit le moindre souffle. Ce qui est vrai de tous les mots authentiques – ils sont formés d’un réseau de significations, taillés dans une étoffe chatoyante » (Second Journal parisien, 20/05/44).

 

Et l’on ne sait plus ici, tant est juste la remarque, si elle s’applique au mot en français, ou en allemand, coquelicot ou Klatschmohn, ou encore aux deux à la fois ? Nous touchons ici au miracle du polyglottisme et au mystérieux épisode de la tour de Babel. Les mots auraient un fond commun, dont la puissance menaçait Dieu Lui-même. Ne connaissant imparfaitement que le japonais et l’anglais en sus de ma maternelle langue, ainsi qu’un peu de latin, permettez-moi toutefois les deux remarques comparatives suivantes : en japonais, le mot « nom » se dit « namaé », « name » en anglais ! Le mot « démon », « Oni » soit-il ! Ce qui est encore plus fort, non ? Surtout si l’on se remémore la devise d’Albion : « Honni soit qui mal y pense ». Diable, de l’anglo-franco-nippon !

 

Mais approfondissons, creusons un peu plus La fosse de Babel, non pas avec Abellio, mais avec Leiris :

 

« Je ne comprenais pas en quoi exactement consistait le suicide […] ; je me demandais par exemple si les femmes que le radjah avait tuées ou fait tuer étaient ou non des suicidées […]. La seule chose claire que je percevais, c’est le mot « suicide » lui-même, dont j’associais la sonorité avec l’idée d’incendie et la forme serpentine du kriss, et cette association s’est tellement ancrée dans mon esprit qu’aujourd’hui encore je ne puis écrire le mot SUICIDE sans revoir le radjah dans son décor de flammes : il y a l’S dont la forme autant que le sifflement me rappellent, non seulement la torsion du corps près de tomber, mais la sinusoïdalité de la lame ; UI, qui vibre curieusement et s’insinue, si l’on peut dire, comme le fusement du feu ou les angles à peine mousses d’un éclair congelé ; CIDE, qui intervient enfin pour tout conclure, avec son goût acide impliquant quelque chose d’incisif et d’aiguisé » (Michel Leiris, L’Âge d’homme, éd. Gallimard, 1939).

 

Là encore, voyez la date : la « drôle de guerre » fut un lent suicide de notre volonté martiale… Vous aurez apprécié la minutieuse description du mot d’après l’idiome, tant dans sa sonorité que dans sa forme. Leiris, le « mangeur de langage », se délecte des mots, et malgré, ou à cause de son style au scalpel, parvient à extirper de la langue « sa » poésie intrinsèque. Ô prestige du joueur sur le fil des mots… lame et kriss ! En japonais, le mot « seppukū » est plus radical ; moins insinuant, il implique davantage un acte de volonté, que sa terminaison « kou » tranche net, d’un puissant coup de « katana » ajusté par un tiers, faisant rouler la tête du suicidé, « soleil cou coupé » selon l’expression d’Apollinaire ! Le radical « sep- », avec le heurt du double « p » marquant la transition entre la prise d’air et la pénétration de la lame « tantō » (tantôt ?), exprime exactement cet état de tension nihiliste, car proche de l’absence totale au monde, entre la prise de décision et sa réalisation mortelle. À chaque idiome son clin d’œil culturel, en somme. Dans cette comédie du suicide, de l’Inde au Japon, c’est en revenant en occident qu’elle entretient le plus de traits avec l’acédie.

 

Voyons un autre exemple admirable d’évocation du vertige de l’S dans un autre mot perturbant notre psyché et modifiant notre rythme vital, le stress. Goûtez à sa désagréable définition à travers la prose saturée d’un grand insolent à saluer d’urgence :

 

« Son nom même semble avoir été choisi pour bousculer l’alphabet, en ce trio de consécutives lettres, agglutinées en une contracture hautement circonstanciée, dont une voyelle quasi interjective, solitaire par révolte ou par hébétation – qui peut le dire ! – n’aère cette coalescence vocalique que pour mieux la rendre visible. Le « stress », puisque c’est de ce hideux syntagme qu’il s’agit, et de cet état d’esprit, est un mot poétiquement riche s’il est vrai que la poésie est, par-delà toute esthétique convenue, l’unité manifestée, mais incernable du son et puis du sens. Ici même, la réalité et la sonorité qui la désigne agissent en pleine unité afin de signifier la tension » (Maxence Caron, L’insolent, 2012, éd. NiL).

 

Tiens, Bégaudeau ne fait pas de recension de l’opus magistral du Sieur Caron dans son auguste magazine littéraire rebelle chic ? L’insolent est sorti en février 2012 : le numéro 57, d’avril 2012, de Transfuge avait largement le temps de s’en informer et de s’en édifier. Que nenni, ils ne savent point lire, et la prose de Maxence, pour le choc, n’est point seulement raffinée, mais subversivement baroque ! C’est tellement trop asymétriquement neuf pour eux que l’objet « en » devient inidentifiable. N’allez pas demander à un petit pois d’imaginer la Macédoine ou de retrouver l’Écosse dont il vient. Qu’est-ce qu’il dit, l’autre ?

 

Car voyons, maintenant, comment écrit quiconque pense mal, et spécialement pour l’occasion le susnommé Bègue de Dieu.

 

STOP ! J’allais aller trop loin, et commettre un impair. Dans les faits, je me suis déjà fourvoyé dans l’analyse. Je ne reviens pas en arrière, ce que le temps, le laps de temps laissé à l’auteur entre la rédaction et la publication, temps de plus en plus long, voire interminable, pour de nombreux écrivains actuellement, aurait pu me permettre de rectifier, mais, au contraire, j’en profite ici, et n’y voyez aucun subterfuge, pour donner à voir, étonnamment, comment les écrits communiquent entre eux, dans ce langage étrange et mystérieux qui est le haut lieu de la littérature, tissant un réseau de signifiants toujours plus évidents et secrets à la fois. Bon, après cette digression quelque peu indigeste, permettez-moi, chers Messieurs François Bégaudeau et Arnaud Vivian, de vous présenter devant mon lectorat fragmenté, à moins que plusieurs lecteurs en viennent un jour à lire ce passage simultanément, ce qui serait le gage d’une grande diffusion de ma pensée ou d’un coup de dés combinatoire heureux, mes plus plates excuses. Comme les incidentes ont pollué la franche clarté de mes excuses, permettez-moi, une fois encore, mais plus simplement, de les renouveler : à toute l’équipe de Transfuge, je présente mes plus oniriques excuses, oniriques, car la faute est au-delà du sens commun.

 

Comme vous allez pouvoir le constater, l’affaire n’est pas banale là où la matière incriminée défie les lois statistiques, touchant à l’alchimie du verbe, celle des équivoques implicites, des rencontres fortuites à temps, des intrications indéfectibles, des pensées diffuses, semées ici et là, qui s’interpellent de livre en livre, aussi involontairement que résolument faites pour s’entendre.

 

Lorsque je rédigeais les lignes diffamatoires à l’égard de la tenue intellectuelle des rédacteurs de Transfuge, je poussais le vice à imaginer que la revue n’avait pas su accueillir le solitaire ostracisé Maxence Caron, le reléguant dans les ténèbres extérieures de l’anonymat imposé. Je saisissais ce prétexte, par moi artificiellement gonflé, pour monter en épingle une cabale susceptible d’accabler toute cette clique d’intellos de « gauche », de mols radicaux de « la table rase », que réclamait benoîtement notre drôle d’oiseau Bégaudeau pour pimenter le numéro. Je ne risquais pas d’être détrompé, pariai-je, en lançant pareille ouverture des hostilités. Je jugeais les prétendues dispositions intellectuelles des critiques défaillantes ; telle quelle, la revue élitiste susdite ne pouvait avoir croisé, ni même pu reconnaître à sa juste valeur, notre écrivain hors norme  si elle en avait eu vent.

 

Parmi la masse des journaux et périodiques publiés, ne serait-ce que mensuellement à grand renfort de rotatives, je pensais mon coup bancable, un brin injuste envers Transfuge, en la circonstance pas plus coupable d’omissions envers le sublime Caron que les autres médias aveugles et sourds. Mais voilà, pour en avoir le cœur net, je me dis qu’il faut exhumer de mes archives le numéro rescapé des ordures que j’avais précisément conservé à cause du fameux « en » en écho avec la lecture de Jünger. J’ouvrais donc la publication scintillante d’écarlate glacée et feuilletais, trop sûr de mon bon droit d’avance à vilipender, les articles formant sa trame : et… je vous en dois l’aveu, j’y trouvais, sous la plume léchée, affûtée, transie d’Arnaud Vivian, un article dithyrambique sur notre insolent. Je le croyais si peu cathodique mon catholique auteur que j’avais lâché, insoucieux, mes chiens… sur le facteur portant l’acte de baptême de l’irrévérencieux génie ! Mille excuses. Soudain, hors champ interprétatif logique, Vivian célébrait la naissance littéraire de Maxence, dans une prose élogieuse et bienveillante. Jugez du peu : « Les cinq cents pages touffues et toutes folles de l’insolent, [qui] font qu’on trouve raison de le rencontrer aujourd’hui. Soyons clairs : sans doute soucieux de gommer son image de génie même pas autoproclamé, Maxence Caron se présente de la façon la plus modeste qui soit. Ses mouflettes coupées aux doigts le font passer pour un nonce gothique. Insomniaque, migraineux, il carbure au thé vert et à l’aspirine saturée de codéine. […] Branchez Maxence Caron sur « lalangue » et il en oublie ses migraines, sa parole se déploie, fuse, booste : « Il faut regarder l’avivement du futur », lance-t-il au beau milieu du café de Flore qui en retient sa respiration. « Le feu est devant nous, il est là, il requiert notre parole. […] » Lisez Maxence Caron » (Arnaud Vivian, Portrait in Transfuge n° 57).

 

À ma grande honte, j’avais si bien tapé à côté qu’il fallait en assumer désormais manifestement l’outrancière erreur. Convenez, cependant, que ce ratage touche au miracle si l’on prend en compte la statistique, la probabilité de tomber au hasard dans la rue sur le seul mensuel à avoir consacré un article à L’insolent. Ajoutez à cela le fait que je vins à Caron par un tout autre chemin, et vous concevrez que la chose est inouïe d’improbabilités résorbées en un dessein éloquent. Les deux voies d’accès restreintes au nom de l’écrivain ont connu une étreinte insoupçonnable. Comment eussé-je eu vent du Caron nonobstant le fait même de découvrir son texte irrespectueux à l’étale de ma marchande ambulante de livres d’occasion en vrac ? Marie-Antoinette, dite « Tonie », que je salue noir sur blanc cordialement pour l’occasion que l’extraordinaire rencontre m’offre ici, est à Menton et dans les parages azuréens de la cité du citron une fille d’émigrés espagnols que Franco chassa de l’autre côté des Pyrénées, et qui sa vie gagne en revendant des livres acquis à droite et à gauche… Ce jour-là, n’ayant d’emblée rien trouvé parmi un gros millier de livres, je jouais les prolongations en tirant de leurs cartons des titres qui ne me disaient a priori rien : j’eus alors entre les mains le Caron, dont la prose hors gabarit me déconcerta, mais que j’achetais en réponse à la provocation de son titre et de sa quatrième de couverture : « Je ne répondrai à aucune de vos questions : elles sont idiotes. Vous avez donc le choix entre mon silence ou la radicalité de ma parole. »

 

Sur ce, après une période de rodage, je lisais l’insolent avec délectation, le hissant au rang de baromètre de la bonne santé des lettres françaises, blâmant tous ces infâmes critiques d’avoir passé sous silence un chef-d’œuvre… Car hormis la providence rien ne m’aurait mis sur la piste étincelante. D’où le quiproquo à propos du topo de Vivian.

 

Vous aurez consenti à convenir de l’extraordinaire des aléas qui conduisirent ma prose à instruire un procès qui devint le sien. Mesurez ainsi, dès lors, que les mots sont des armes muettes entre les mains de ceux qui les emploient, car ils ne se révoltent pas à être aussi mal couchés sur le papier qui, lui non plus, ne se rebiffe pas. Tout cela pour démontrer que le processus de l’écriture malgré ses malhonnêtetés transcende les clivages.

 

Mais il faut que je m’enferre, que je pousse l’audace du tort à commettre au bout du flagrant délire. Revenons-« en » à la studieuse Anne et à son roman récital très appliqué.

 

Le livre d’Anne Wiazemski – quelle faveur ! –, vient déjà de paraître en poche (novembre 2013). Combien de lecteurs bernés ou volontiers dupes compte donc ce creux récit pour qu’on le publie, après le prestigieux habillage de la nrf, à une plus large échelle encore ? Tiens, voyez, me voici devenu aussi méchant que Bégaudeau ? Cher François, votre chronique était fort bien sentie, servie. Veuillez pardonner les premiers mouvements désordonnés de ma pensée, n’ayant pas alors eu en main l’objet du délit serti en son écrin vide. Je vous concède la cruauté d’avoir su dépouiller les oripeaux du souvenir idiot publié là.

 

Oui, j’étais tantôt à la Fnac pour y quérir votre Anti-manuel de littérature, ce pourquoi je m’abstins finalement après avoir lu le commentaire d’un amazonaute le qualifiant de « manuel d’anti-littérature », lorsque je tombai sur le joli minois (enfin, celui d’hier) d’Anne Wiazemski : j’empochai le tant décrié récit et, horreur abyssale absolue du vide, je n’y vis que le nom de Godard qui eût là quelques reliefs, peu ragoûtants du reste, car je blâmais aussitôt les penchants un tantinet pédophiles du cinéaste. Anne et Jean-Luc furent en couple…

 

La petite Anne s’est laissée piquer à l’idole du septième art. On peut aussi par son nom expliquer que Godard fut pour elle le dieu du sexe. Quelle odieuse concurrence que celle des vieux libidineux, riches, célèbres et expérimentés, qui se tapent les jouvencelles autrement promises aux jeunes gens de leur génération.

 

« — Tu es gonflée, dit Antoine, aborder un homme que tu ne connais pas pour qu’il te donne des leçons de philo (sic) !

Et reprenant une de ses plaisanteries favorites :

— Tu n’aimes vraiment que les vieux ! »

(AnneWiazemsky, Une année studieuse, Livre de poche, 2013)

 

Mais il y aura toujours des salauds pour abuser de leur prestige auprès de proies ravies, béates. À moins que le vice ici soit en partie partagé par une jeunesse un peu perverse aussi pour se livrer sans préventions à la chair déjà malaxée par le temps et qui pourrait être celle de son géniteur. Car ce fut Anne qui entra en contact délibérément avec le célèbre cinéaste rebelle, par une lettre amoureusement provocante :

 

« Un jour de juin 1966, j’écrivis une courte lettre à Jean-Luc Godard adressée aux Cahiers du Cinéma, 5, rue Clément Marot, Paris 8e. Je lui disais avoir beaucoup aimé son dernier film, Masculin Féminin. Je lui disais encore que j’aimais l’homme qui était derrière, que je l’aimais, lui. J’avais agi sans réaliser la portée de certains mots » (Ibid.).

 

Quant au reste du récit, il a ce goût acidulé et finalement écœurant des « sucettes à l’anis ». C’est, décidément, d’une sottise érotique consternante. Ce contre quoi Bégaudeau nous avait prévenus. Dépourvu, en effet, de talent littéraire, il fallait bien que la petite fille de Mauriac, lourd héritage oblige, entrât, pénétrât, de sotte et maladroite façon, par effraction et déshonneur, l’univers de l’artiste. Mais c’est peut-être pire en définitive si le livre tourne à l’apologie des amours chronologiquement décalées…

 

Voilà bien un récit qui aura, du moins, retenu l’attention d’un lecteur expert : le pédophile Ma[d]zneff ! Voyez son nom à ce cancrelat des transports amoureux déroutés de leur course céleste : « La nef des fous », avec ce Z trompeur, intermédiaire et non final, qui masque mal la lettre X qui précède et salit tout.

 

Je ne vois qu’un seul traitement pour arracher à leur propre chair avide de tels pervers narcissiques : l’écorchement vif, comme représenté sur ce tableau à lui seul un supplice à regarder longtemps, qu’enfant je croisai des yeux pour les en détourner aussitôt dans le musée d’Amsterdam où sont exposés les toiles quasi vivantes des primitifs flamands. Sous le choc, je me demandais qui pouvait mériter un tel sort, et pour rédimer quel crime inqualifiable à mon esprit ? Désormais, je sais.

 

Ma[d]zneff : lui ôter la peau et le laisser à vif méditer sur les plaies ouvertes – par sa chair venimeuse désaccordée de l’âme – chez les jeunes corps suppliciés par sa tendresse désaxée ? Mais la justice attendra d’être éternisée, et Ma[d]zneff de subir le dit châtiment en enfer. Un tel cloaque d’impureté et de soif de soi à travers la décomposition psychique et physique de l’autre nié semble, de façon virulente, militer en faveur de la preuve que l’enfer existe et qu’une théologie qui minimiserait le risque et l’enjeu d’un mal éternel trouve en ce cas un irréductible client à toute indulgence divine. Cela vaut pour ultime avertissement afin que Gabriel Ma[d]zneff, tel Gilles de Retz, se repente de ses crimes. « Retz », c’est le filet de l’oiseleur, avec ce terrible Z, un peu moins trompeur ici, car il est terminal et abandonne en fin de course l’X ravageur qui précéda et qu’il cachait. Gille de « Rais », rais des culs innocents qu’il fouailla à la folie des sens, d’essence infernale. Certes le bourreau implora le pardon de ceux qui représentaient ses victimes d’alors, leurs parents et leurs proches, mais des petites victimes elles-mêmes, que dire ?

 

« L’innocent qui souffre sait la vérité sur son bourreau, le bourreau ne la sait pas. […] C’est l’innocent qui peut sentir l’enfer. » (Simone Weil, La pesanteur et la Grâce).

 

Ivan Karamazov a implacablement et follement « raison » de déclarer que Dieu devra s’expliquer là-dessus ou disparaître.

 

Voyez comme nous sommes allés loin, entraînés par un médiéval « en » Avignon…

 

Jean Durtal

(Membre du Comité de lecture chez Hypallage)

 

 

© Hypallage Editions – 2015

 

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