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OUVERTES À

LETTRES

« Mystère » et Bérénice

Lettre ouverte à Nathalie Azoulai

 

 

 

Chère Nathalie,

 

A-t-on jamais encore écrit aussi beau livre sur Racine ? Et quelle est la source de cette souffrance qui transporte jusqu’à la pitié et l’effroi le lecteur ? Combien avez-vous dû souffrir pour si bien connaître Jean Racine !

 

Par vos soins, par votre meurtrissure, nous sommes replacés au cœur de la tragédie.

 

Cette suffocante douleur, si elle a un nom, a aussi un rythme, inlassable, plein et souverain : l’alexandrin.

 

C’est à ce vers français indépassable, auquel vous restituez tous ses échos, les siens, les vôtres, que nous sommes conviés d’adhérer, avec les héros et les acteurs du théâtre racinien, mais aussi avec ceux, non moins tragiques, d’une toute moderne et « banale » rupture sentimentale.

 

Dans un café, à Paris, Titus quitte Bérénice…

 

Votre Titus, votre Bérénice, son Titus et sa Bérénice ne sont séparés ni par le temps ni par l’intensité du verbe déployé pour restituer l’effroi de la séparation, mais par cette séparation même, impitoyable !

 

Les Empires s’écroulent, mais les cœurs crient toujours leurs souffrances d’amour, ce manque insurmontable, cette carence en creux avide encore et toujours d’être comblée…

 

Pourquoi Titus a-t-il quitté lâchement Bérénice ? Par devoir et pour le salut de l’Empire, dit-on. Est-ce à cause de l’antique antisémitisme du Sénat de Rome, qui eût craint que celui qui détruisit le Temple y revint, rebâtissant dans la chair ce qu’il fit écrouler de pierres ?...

 

Rome est la grande rivale ! L’orgueilleuse et officielle figure tutélaire, l’impérieuse épouse, impavide et sûre de son bon droit.

 

Mais « le cœur a ses raisons que la raison ignore » !

 

Or, si vous fûtes la maîtresse et lui l’amant, le souverain de votre cœur retourne à son foyer…

 

Elle s’appelle Roma… comme – l’aviez-vous remarquée ? – la femme légitime de Jean Racine, Catherine de Roma-net !

 

Adieu donc la Du Parc et La Champmeslé !

 

Marquise fut une Andromaque parfaite, éponyme du rôle, et bien au-delà, enlevée à la troupe de Molière, elle qui dut sacrifier l’Astyanax en son sein pour complaire à la jalousie du dramaturge, La Voisin fournissant le breuvage fatal, qu’une Chambre Ardente diluera plus tard…

 

Quant à Marie, dans le rôle de Bérénice, elle arrachera une larme au Soleil, qui se souvint alors qu’il sacrifia jadis à la Raison d’état son seul et véritable amour : une autre Marie, nièce d’un Cardinal, née Mancini, et morte princesse Colonna la même année que son astre royal, dans l’accomplissement final enfin à lui réunie…

 

« Le « Pour la dernière fois, adieu, Seigneur » de Bérénice me donna mon premier aperçu durable de la teneur de la mort. Où un pareil adieu a été anticipé, redouté, et subi, jusqu’à l’insupportable […]. Le « dernière fois » a une connotation totale. Pour les amants, le temps lui-même cesse ou pénètre la vacante fixité de minuit. […] Chez Racine, la séparation de l’amant et de l’aimée, d’un homme et d’une femme conjoints au méridien de leur identité, dit la mort avant la mort. […] Ce jour-là, au lycée, s’enracina en moi l’intuition, juvénile, mais ferme, qu’il me faudrait, à l’avenir, vivre ce « moment funeste » (Georges Steiner, Errata, 1997).

 

De toutes les héroïnes raciniennes, c’est Bérénice qui vous transperce, qui berce votre désespoir… qui vous a fait goûter à la tombe.

 

Certes, vous désignez Phèdre comme étant la plus grande, mais c’est, en vous, l’envoûtant souvenir de Bérénice qui l’emporte.

 

Quant à moi, sans égaler votre malheur, loin de là, mon cœur incline à élire Esther, fraîche et belle, jeune et innocente, parée de toutes les faveurs royales, mais seule élue de Dieu, en tout temps en tout lieu, mystère inépuisable de sa grâce… Dans l’opulence ou la misère, au comble du pouvoir ou dans l’ultime détresse, dans le dénuement historique de sa Race, portée jusqu’au sommet des trônes et cependant persécutée, objet d’opprobre en soi, pourchassée par le reproche informulé d’être l’insoupçonnée juive de la cour d’Assuérus, elle triomphe. Louis XIV n’eut pas la magnanimité du despote oriental sublime : l’abbaye de Port-Royal fut détruite et profanée.

 

Quant aux jeunes actrices, ces demoiselles de Saint-Cyr, parées des plus beaux atours dans un décor rutilant, écrasées par les ors et les pierreries, la sensuelle fraîcheur de leurs visages de jouvencelles candides fit rougir les courtisans les moins libidineux des aréopages réunis de Jacques II et du Roi-Soleil.

 

Ainsi s’achève le cycle des tragédies raciniennes au moment de sauver le jansénisme dans un appel raté par l’artifice du théâtre, invitant paradoxalement à une débauche non envisagée.

 

Non seulement Esther est la dernière œuvre vivante du dramaturge, mais aussi la plus sensuelle. Après elle, Athalie ne peut ici compter, n’ayant pas eu lieu, n’ayant pas trouvé sa place, demeurant à jamais désincarnée. Sachant qu’au théâtre, sans l’épreuve de la scène et du public rien n’advient, Athalie ne peut être retenue au nombre des chefs-d’œuvre raciniens.

 

Puis-je, maintenant, me permettre de vous soumettre une question personnelle ?

 

Mais pourquoi avez-vous donc choisi comme titre : Titus n’aimait pas Bérénice, élu l’imparfait et soupçonné l’hypocrisie ?

 

Votre texte semble contredire ce choix. Pouvez-vous expliquer le temps et la négation ? Sans vous obliger, il va sans dire, si vous ne trouviez pas les mots pour expliciter l’ineffable.

 

Avec tout le respect des Classiques qui transcendent le temps, veuillez, Chère Nathalie, recevoir l’hommage de ma plume :

 

« Pour des âmes capter le subtil mouvement,

Touchant à l’indicible en son surgissement,

Les mots valent mieux que nos sentiments lyriques.

De cette primauté, rendons grâce aux Classiques. »

(Les Raffalés)

 

Damien Saurel

 

PS : « On nous dit que Bérénice obtint un vif succès de larmes. Mais qui pleure encore au théâtre ? On souhaiterait que les larmes de Bérénice renseignent autant sur ceux-là mêmes qui les versaient, que sur celui qui les faisait verser, qu’on nous donnât une histoire des larmes, qu’on nous décrivît à partir de là, et gagnant de proche en proche d’autres traits, toute une affectivité d’époque (rituelle ou réellement physiologique ?) […]. Sujet mille fois signalé, mais jamais encore exploité, s’agissant pourtant du siècle vedette de notre littérature » (Roland Barthes, Sur Racine, 1960). Le XXIe a rejoint le XVIIe dans les débordements du lacrimarium : c’est chose faite avec votre Titus n’aimait pas Bérénice. Et ce n’est pas ici moquerie mais saine catharsis.

 

© Hypallage Editions – 2015

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