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L’Art de lire

 

 

La lecture est une expérience cryptique ; tout d’abord, elle réclame un déchiffrement, ce qui la protège du premier venu un tantinet paresseux ; le flot, ensuite, des caractères, des syllabes, des mots, des phrases peut encore, au bout de quelques écueils répétés, décourager définitivement l’audacieux impétrant qui s’y serait risqué.

 

« J’ouvrais un livre. Je regardais les fourmis des lettres avancer par colonnes dans le désert de la page, porteuses de miettes de lumière. Je finissais par me lasser de ce spectacle... » (Christian Bobin, Prisonnier du berceau).

 

Alors ?

Alors, il faut persévérer : trouver un chemin, oser tracer sa piste à travers des mots rares et des expressions inconnues ; suivre le bout de sentier incertain et ténu débusqué parmi la forêt impénétrable des autres mots touffus alentour. Enfin, atteindre une clairière où tombe pour vous tout à coup une lumière révélatrice ! bienvenue et méritée, dont votre esprit baignera pour longtemps dans le souvenir des rayons bienfaisants. Quant à tout le reste qui sera dans cette lecture demeuré dans le secret de l’ombre, qu’il soit, de foi sûre, la preuve qu’un livre existe aussi au-delà de son visiteur occasionnel et qu’il y a en lui une vie plus vaste encore que la nôtre. Dans cette selve impénétrable de certains grands livres se tapissent des univers soupçonnés, quoiqu’à peine entrevus, et qui continueront à nous hanter de leurs hautes béances, telles des cathédrales fantastiques et closes pour notre esprit balbutiant de lecteur débutant.

 

Bienheureux Christian Bobin, que son ange gardien protégea contre la dispersion dans le monde et, à l’inverse du Chérubin à l’épée flamboyante gardant l’Eden perdu, lui ouvrit tout grand accès aux trésors paradisiaques de l’outre-monde livresque :

 

« J’étais le plus jeune prisonnier de France. J’allais de ma chambre à la cour et de la cour à ma chambre. Je passais chaque été enfermé dans la maison, à arpenter le cloître des lectures, goûtant à la miraculeuse fraîcheur de telle ou telle phrase. Quand je voulais sortir, un ange me barrait la porte. Je renonçais à mon projet et retournais dans ma chambre. L’ange me fermait la vie. Je la retrouvais dans les livres » (Christian Bobin, Ibid.).

 

Expérience limite et quasi mystique, certes, mais loin de nous d’ignorer que la lecture est aux prolégomènes de l’Innommé ce que l’extase est à l’union mystique des saints amoureux de leur céleste amant. Il existe une démesure dans la lecture que seule la lecture vous révélera.

 

Mais revenons sur terre. Et donnons quelques conseils pratiques :

Sur le nombre et la qualité des livres existants, combien et lesquels doit-on ouvrir ? Vous serez ici surpris d’entendre le propos similaire de deux immenses écrivains, l’un prix Cervantès en 1979, l’autre prix Nobel en 2007, vous inviter à la plus totale liberté vis-à-vis des livres, à rejeter toute idolâtrie et à ne tenir compte que de votre propre re-création à leur contact. Commençons par prêter l’oreille à l’aveuglant savoir de Borges :

 

« Où que je me trouve dans le monde, je rêve au quartier de Montserrat ; et, plus concrètement, à la Bibliothèque Nationale, rue de Mexico, entre les rues du Pérou et Bolivar [...] avec ses neuf cent mille volumes. En ai-je lu neuf cents dans toute ma vie (Il rit.), non probablement pas, mais j’en ai interrogé beaucoup... Et puisque nous sommes seuls, je peux vous dire que je crois n’avoir lu aucun livre de la première à la dernière page, sauf certains romans, et aussi l’Histoire de la philosophie occidentale de Bernard Russell. J’ai aimé feuilleter ; ce qui signifie que j’ai toujours eu l’idée que j’étais un lecteur hédoniste, qui n’a jamais lu par devoir. Je me souviens de Carlyle qui disait que seul un Européen pouvait lire le Coran du début jusqu’à la fin, poussé par le sentiment du devoir » (Jorge Luis Borges, Ultimes dialogues avec Osvaldo Ferrari).

 

Et Doris Lessing, notre prix Nobel, dans sa préface de 1971 à [son] Carnet d’or, d’insister sur cette liberté inaliénable du lecteur, pour qui « il n’existe qu’une façon de lire, et elle consiste à flâner dans les bibliothèques et les librairies, à prendre les livres qui vous attirent et ne lire que ceux-là, à les abandonner quand ils vous ennuient, à sauter les passages qui traînent – et à ne jamais, jamais rien lire parce qu’on s’y sent obligé, ou parce que c’est la mode. Rappelez-vous qu’un livre qui vous ennuie à vingt ou trente ans, vous ouvrira ses portes quand vous en aurez quarante ou cinquante – et vice versa. Ne lisez pas un livre quand ce n’est pas le bon moment » (Le Carnet d’or, préface).

 

À la disposition intérieure doit faire écho des conditions d’environnement optimales, afin qu’« un pacte se noue entre l’âpreté silencieuse de la vie et la douceur inouïe de quelques mots sur une page » (Christian Bobin, Ibid.).

 

Mais là encore, quel(s) livre(s) lire exactement ? Éclairons notre futur lecteur en demandant, cette fois-ci, un complément de conseils au directeur mythique de la NRF, Jean Paulhan : « Eh bien, je lui conseillerais de ne prendre qu’un auteur ! Un auteur qu’il se sente disposé à aimer bien entendu. Mais un seul auteur, qu’il épuisera, dont il lira l’œuvre tout entière. Qu’il y passe un an s’il le faut ou deux ans. Mais qu’il le possède à fond ! Je ne sais rien de plus révélateur – ni qui montre mieux les tenants et les aboutissants, enfin les raisons d’être, de la littérature » (Les incertitudes du langage). Pour sa part, tout en nous encourageant à élargir notre champ d’investigation, Doris Lessing n’en admet pas moins la conjecture d’une monomanie pour un unique auteur, avec, cependant, et cet auteur adulé ne fût-il autre qu’elle-même, toujours à l’esprit cette absolue liberté que se doit de conserver le jugement du lecteur en toutes circonstances : « De même que tous les écrivains, je reçois beaucoup de lettres de jeunes gens qui s’apprêtent à écrire des thèses et des dissertations sur mes livres dans divers pays [...]. Tous me disent : « S’il vous plaît, donnez-moi la liste des articles concernant votre œuvre, des critiques qui ont été écrites sur vous, des autorités. » Ils demandent également une foule de détails dénués de tout intérêt, mais qu’ils ont appris à juger importants, et qui constituent un véritable dossier, comme ceux d’un service d’immigration. Je réponds à ces requêtes de la manière suivante : « Cher(e) étudiant(e). Vous êtes fou. Pourquoi passer des mois et des années à écrire des milliers de mots sur un livre et un auteur quand il existe des centaines de livres qui attendent d’être lus ? Ne voyez-vous donc pas que vous êtes victimes d’un système pernicieux ? Et si vous avez vous-même choisi mon œuvre pour sujet, et si vous devez réellement écrire une thèse – et croyez-moi, je suis extrêmement reconnaissante d’apprendre que vous jugez utile ce que j’ai écrit – alors pourquoi ne lisez-vous pas ce que j’ai écrit pour décider vous-même ce que vous en pensez, en prenant votre vie pour élément de comparaison, votre propre expérience. Peu importe les Professeurs X et Y. » « Cher Auteur, me répondent-ils. Mais il faut que je sache ce qu’en disent les autorités, car si je ne les cite pas, mon professeur refusera de me noter » (Le Carnet d’or, préface de 1971).

 

Gardons-nous donc des sentiers battus, des idées convenues sur les auteurs, sur ce qu’il faut penser ou non du chef-d’œuvre « vendu » tel un temple sacré au seuil duquel nous aurions le statut d’Intouchables... Et l’on connaît si mal les auteurs, même les plus célèbres, dont le seul nom nous impressionne, et dont le meilleur peut-être, demeuré méconnu à l’ombre de la cathédrale flamboyante d’un titre omnipotent, nous échappe : « Puis il y a beaucoup à apprendre par exemple des œuvres inconnues des auteurs célèbres. Tout le monde connaît les Entretiens de Paul Léautaud. Mais qui a donc lu Le Petit Ami ? C’est un livre délicieux. C’est la clef de Léautaud ! » (Jean Paulhan, Les incertitudes du langage).

Mais ces raretés, ces inédits de grands noms des lettres, où sont-ils accessibles ? Et ces autres, encore inconnus, qui attendent de sortir d’un sommeil immérité ? Tous ces diamants bruts qui feront un jour rivière de mille feux, où les dénicher ?

« Eh bien, que votre amateur les cherche ! Qu’il aille les recopier dans les bibliothèques ! Qu’il s’associe avec huit ou dix camarades pour les acheter ! Ou bien qu’il lise au hasard, qu’il aille bouquiner sur les quais. [Qu’il surfe en ligne Hypallage !] Qu’il se lance en pleine aventure ! Qu’il ouvre les livres dont personne ne veut. Ce sont les meilleurs marchés. Il arrive même qu’ils ne coûtent rien. Un libraire avait à son étalage toute une caisse de livres qu’on pouvait emporter sans rien payer. En général c’étaient des poètes » (Jean Paulhan, Ibid.).

Cherchez, cherchez... et vous trouverez ! N’oubliez pas, dans votre quête insatiable, de consulter le catalogue d’Hypallage Editions. Qui sait ?

 

Mais comment reconnaître un bon livre d’un mauvais ? Primo, il y a des livres qui n’attendaient que vous, réactifs à votre lecture unique. Secundo, même les livres avec leurs faiblesses sont édifiants : « Mais peu importe. Les mauvais livres aussi sont nécessaires. Ce sont les plus excitants : ils donnent envie de les recommencer. Ils vous invitent à intervenir. Ils vous jettent en pleine littérature. Au lieu qu’un très bon livre est souvent un peu froid. Décourageant, en tout cas » (Jean Paulhan, Ibid.) ; impression puissante émanant des grands romans, que nous évoquions au départ de cette rubrique sur « L’art de lire ». Car de tels romans gouvernent jusqu’au cœur émotionnel de notre vie présente et à venir :

 

« J’aimerai que vous vous imaginiez quelque part en Afrique du Sud, dans un magasin indien d’une zone pauvre, par temps de grande sécheresse. Les gens, surtout des femmes, font la queue, munies de toutes sortes de récipients pour l’eau. Tous les après-midi, ce magasin reçoit un camion-citerne d’eau de la ville voisine et les autochtones attendent cette eau si précieuse.

L’Indien se tient avec les paumes de main à plat sur son comptoir ; il observe une femme noire penchée au-dessus d’un gros paquet de feuilles qui a l’air d’avoir été arraché d’un livre. Elle lit Anna Karénine. Elle lit lentement, formant les mots avec ses lèvres. Le livre semble difficile. C’est une jeune femme avec deux enfants en bas âge accrochés à ses jambes. Elle est enceinte. L’Indien est peiné parce que le voile de sa visiteuse, normalement blanc, est jaune de poussière. [...]

Cet homme est curieux. Il demande à la jeune femme :

« Que lis-tu ?

— Ça parle de la Russie, répond-elle.

— Sais-tu où se trouve la Russie ? »

Il le sait à peine lui-même.

La jeune mère le regarde bien en face avec dignité, même si elle a les yeux rougis par la poussière.

« J’étais la meilleure de ma classe. Mon professeur l’a dit, j’étais la meilleure. » [...]

Elle a jeté un regard reconnaissant à l’Indien, consciente qu’il l’aimait bien et la plaignait, puis est ressortie dans les nuages de poussière volante. [...] L’histoire qu’elle lisait chez l’Indien occupait son esprit. Elle songeait : « Varinka me ressemble avec son foulard blanc, et elle s’occupe d’enfants elle aussi. Je pourrais être cette jeune fille. Et le Russe, il l’aime et va lui demander de l’épouser... – elle n’avait fini de lire que cet unique paragraphe. Oui, et un homme viendra me chercher moi aussi et m’emmènera loin de tout ça, il m’emmènera avec les enfants, oui, il m’aimera et prendra soin de moi. » [...]

Elle reste absorbée par ses pensées. « Mon professeur m’a dit que, là-bas, il y avait une bibliothèque plus grande que le supermarché, un grand bâtiment, plein de livres. » Malgré la poussière lui volant au visage, la jeune femme sourit en marchant. « Je suis intelligente, pense-t-elle. Mon professeur m’a dit que j’étais intelligente. La plus brillante de l’école, elle a dit. Mes enfants sont intelligents comme moi. Je les emmènerai à la bibliothèque, cette maison pleine de livres, et ils iront à l’école, ils seront professeurs... Mon professeur m’a dit que je pourrais être professeur. Ils partiront loin d’ici pour gagner de l’argent. Ils habiteront près de la grande bibliothèque et vivront bien. »

On peut toujours se demander comment ce lambeau de roman russe a pu finir sa course sur le comptoir de ce magasin indien. Mais ceci serait une autre histoire, peut-être un jour quelqu’un la racontera-t-il. » (Doris Lessing, Discours de réception du prix Nobel de littérature 2007, trad. Isabelle D. Philippe).

 

Une telle mise en bouche ne vous aurait-elle pas donné envie de lire, par hasard ? Ah, le temps, le temps... Vous êtes plus pressés que cette jeune bantoue !

 

Heureusement, il n’y a pas en littérature que le roman à explorer, expérience de longue haleine il est vrai, pour laquelle « on n’a pas tous les jours la chance de tomber malade [quand] il faut, à un homme normal, une typhoïde au moins pour lire Proust » (Jean Paulhan, Ibid.). Il y a aussi des genres littéraires mieux adaptés à la lecture à une époque où, « en général, les gens sont exténués par leur métier, par leurs préoccupations, par leurs plaisirs. [...] Alors on court au plus pressé. Il y a toujours quelques Simenon sous la main, ou quelque Série noire [ou] ce sont en général des romans que l’on oublie à mesure qu’on les lit » (Jean Paulhan, Ibid.). Et là encore, une fois de plus, trouvez à vous sustenter vite MAIS bien chez Hypallage, dans les genres identifiés de la Poésie et de la Nouvelle.

 

 © Hypallage Editions – 2014

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